Qui a planté la graine de L’école comestible ?
Camille Labro : La cheffe Alice Waters, qui a lancé The Edible Schoolyard Project aux États-Unis, il y a vint-cinq ans. Je ressentais moi aussi l’urgence de faire quelque chose au sujet de l’éducation alimentaire, et en août 2019, j’ai publié une petite annonce sur Facebook… qui a engendré une avalanche de réponses ! Tout ça s’est encore amplifié avec le Covid, car les gens cherchaient des projets qui avaient du sens.
Chloé Charles : De mon côté, avec plusieurs amis rencontrés à l’école Ferrandi, ça faisait un moment qu’on se demandait pourquoi la cuisine n’était pas enseignée dès l’école primaire. Pourquoi suit-on des cours de techno, de musique, mais pas de cuisine ? Honnêtement, il me semble plus important de savoir se nourrir que de savoir jouer de la musique… Mais c’est très compliqué à mettre en place. Alors, quand Camille a lancé son idée, j’ai foncé.
Le manifeste de L’école comestible parle de « revaloriser les métiers de la restauration collective »… C’est quoi le problème, au juste ?
C.L. : J’en ai pris conscience en enquêtant pour un papier sur les cantines scolaires, en 2019, qui a paru dans Le Monde. J’ai appris que chez moi, dans le 11e arrondissement de Paris, il y a une seule nutritionniste pour élaborer les menus de 9 000 élèves, et que les cantinières préparent les entrées sur place, mais pas les plats ni les desserts. Puis j’ai visité la cuisine centrale, où les plats sont censés être cuisinés… J’ai vu des gens complètement désinvestis dans leur métier, qui transvasaient des bidons de choucroute, ouvraient des sachets de saucisses industrielles et de patates déjà épluchées et découpées. Donc « cuisiné sur place », il faut le dire vite… Un jour, j’ai rencontré une cantinière qui m’a raconté qu’elle s’est éclatée à faire une recette de rillettes de sardines que j’avais proposée à la nutritionniste. Soudainement, elle parlait de son métier avec joie. Là, je me suis dit qu’il fallait absolument revaloriser ces métiers, où des femmes et des hommes formés à cuisiner ne font plus que réchauffer des barquettes en plastique.
C.C. : L’un des problèmes de la cantine, c’est qu’il y a beaucoup de contraintes : d’hygiène, de nutrition, de coûts des matières qui doivent rester hyper bas, pour produire un grand volume de nourriture dans un temps très court… Il n’y a pas de place pour la créativité, pour le kif.
C.L. : Si on doit cuisiner tous les jours pour 9 000 gamins, c’est difficile de faire des repas avec de l’âme et de l’amour. Ces personnes ne savent plus pour qui elles cuisinent, et les gamins, eux, ne voient jamais qui leur prépare à manger. Si on arrêtait de tout centraliser et qu’on remettait des cuisiniers dans chaque école, ça leur permettrait de reprendre leur responsabilité nourricière, et les enfants pourraient leur dire s’ils se sont régalés ou non. Comme dans un resto avec des clients ! En attendant, tout le monde s’en fout, de ce que mangent les gamins. Il faut nourrir la masse, il faut que ce soit équilibré, mais de là à ce que ce soit bon…
C. C. : Tout le monde dit que les enfants, ça ne bouffe rien… Mais les gamins bouffent quand c’est bon ! Et si c’était le cas, il y aurait beaucoup moins de gaspillage.
Justement, L’école comestible anime des ateliers où les enfants apprennent à cuisiner des épluchures ou des restes…
C. C. : La lutte contre le gaspillage alimentaire permet d’expliquer comment fonctionne une cuisine et de leur donner confiance en eux. Il y a plein d’adultes qui ne cuisinent pas parce qu’ils n’ont pas confiance en eux, parce qu’ils ont peur de rater.
C. L . : Il faut donner envie aux plus petits, leur montrer que tout peut être bon avec un peu d’imagination, d’amour, de fun. La bouffe, c’est un outil incroyable pour s’ouvrir au monde… Il m’est arrivé de parler d’antiracisme avec une poignée de haricots de toutes les couleurs !
C. C. : On se rend compte aussi que les enfants se méfient quand on leur sert une assiette où tout est déjà préparé. En revanche, à partir du moment où ils l’ont cuisinée, on leur fait manger n’importe quoi – des salades amères, même de l’oignon cru ! Parce qu’ils savent qu’il n’y a pas d’entourloupe.
Est-ce que les marmots parlent de ce qu’ils mangent à la maison ?
C. L. : Pas tellement. Mais j’ai eu des parents qui disaient, en voyant leur gamine dévorer du chou kale : « Oh là là, mais qu’est-ce qui lui arrive, elle n’a jamais mangé de légumes comme ça à la maison ! » Les élèves font une vraie séparation entre chez eux et l’école, et c’est aussi pour ça que nos ateliers fonctionnent. À l’école, on est dans le temps de l’apprentissage, incité par la présence du maître ou de la maîtresse. Voilà pourquoi cet enseignement doit être dispensé sur un temps scolaire.
C. C. : La cuisine a longtemps été transmise par les femmes. Sauf que depuis qu’elles sont plus nombreuses à travailler – ce qui est une très bonne chose ! –, il n’y a plus forcément cette transmission. Et si elle se perd dans les foyers, c’est à l’école de prendre le relais. Puis on peut apprendre le français en écrivant « navet », faire des maths en multipliant par trois les quantités d’une recette, comprendre la biologie à travers la culture des légumes ou la digestion, la physique en faisant cuire des haricots…
C. L . : … et même l’histoire-géo, en expliquant par exemple que les pommes de terre et les tomates ne sont pas originaires d’Europe. C’est un prisme d’appréhension fondamental, qui permet aussi d’aborder les valeurs civiques. Parce que la cuisine, c’est du collectif. Dans nos ateliers, les enfants cuisinent ensemble et les uns pour les autres. De même lorsqu’on fait un potager scolaire. Les fraises qu’on a plantées, tout le monde va les manger.
Les enfants apprennent à cuisiner, mais rencontrent aussi des maraîchers, des apicultrices…
C. L . : Les rencontres humaines sont fondamentales. Quand on invite ces gens-là, qui amènent une expertise et des histoires incroyables, les gamins s’en souviennent à vie. Pour moi, c’est une évidence d’apprendre à mieux se nourrir, mais aussi d’apprendre à cultiver sa nourriture, ou même à se fabriquer un toit…
C. C. : Ou à réparer ses vêtements ! Ces compétences sont tombées en désuétude ou sont un peu moquées, mais en réalité, c’est plus malin de savoir se fabriquer des fringues plutôt qu’un porte-clés lumineux… Et en enseignant la cuisine à l’école, on leur apprend également que c’est l’affaire de tous, pas seulement des femmes.
C. L . : Tout ça sonne un peu survivaliste, mais l’un des objectifs non officiels de L’école comestible, c’est de donner aux adultes de demain les clés pour s’en sortir.
À quand L’école comestible pour tous et toutes ?
C. L . : Pour l’instant, on est présents dans une dizaine de villes en Île-de France, et bientôt à Marseille – notre première antenne en région. En 2020, on a sensibilisé environ 1 000 gamins. Cette année, on va essayer d’arriver au double, voire au triple. Notre objectif, c’est d’essaimer, notamment à travers nos bénévoles. Une fois qu’ils sont venus faire plusieurs ateliers, on leur partage nos supports pédagogiques et ils peuvent lancer de nouvelles écoles comestibles dans leur ville ou dans l’école de leurs enfants.
Le but ultime, c’est d’inscrire l’éducation alimentaire au programme de l’Éducation nationale ?
C. L . : Absolument ! Mais il faudra montrer que nos expérimentations ont marché, produire des mesures d’impact… Aujourd’hui, c’est encore trop tôt, mais dans quatre ou cinq ans, on pourra aller frapper à la porte du ministère.