Cheffes de bande

Laëtitia Visse, Bérangère Boucher et la bidoche raisonnable

À Marseille, Laëtitia Visse est la cheffe derrière La Femme du Boucher. À Paris, Bérangère Boucher envoie du pâté aux manettes de Nomikaï. Leur point commun ? La viande – mais pas n’importe comment. Avec intelligence, transparence et jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une miette.

  • Date de publication
  • par
    Nora Bouazzouni
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Laëtitia Visse et Bérangère Boucher

© Clémentine Passet

Qu’est-ce qu’on bidoche, à La Femme du Boucher?

Laëtitia Visse : Je mets en avant les abats que j’essaie de rendre accessibles, notamment par la présentation, à celles et ceux qui n’en ont jamais mangé. Ma carte, c’est vraiment de la cuisine française à l’ancienne : charcuterie maison, blanquette de veau sauce gribiche… Pourtant, je mange très peu de charcuterie et les abats, je n’aime pas ça ! C’est ce que je trouve intéressant, justement : si je peux déguster le plat, alors ça devrait plaire à quelqu’un qui est un peu effrayé par tout ça.

Et chez Nomikaï, on envoie quoi ?

Bérangère Boucher : C’est un izakaya, donc de petites assiettes à partager, à la japonaise. J’adore la viande et les préparations très traditionnelles, comme le bœuf bourguignon, et je sers également des abats. Tout est fait maison, avec un gros travail sur les jus et les bouillons. Ce qui m’intéresse, c’est travailler l’animal en entier. J’essaie de rendre sexy des parties considérées comme moins « nobles ». Je prépare par exemple un bao burger avec ces morceaux, que je cuis 48 heures sous vide, dans du vin blanc et de l’échalote. Ça les sublime !

Vous entendez toutes les deux remettre au goût du jour certaines parties négligées de l’animal… C’est parce qu’il existe une surenchère liée aux morceaux d’exception ?

B.B. : Tout à fait. Dans notre système de consommation de masse, acheter une côte de bœuf, une bavette ou une entrecôte, c’est facile, puisque tout est emballé en barquettes. Mais il ne faut pas oublier qu’une bavette, il n’y en a qu’une par bête ! C’est pour cette raison que je trouve important de savoir travailler le reste de l’animal.

L.V. : Je rejoins Bérangère à 100 % ! Et puis, si la surmédiatisation de notre métier a mis en valeur notre savoir-faire, elle a aussi rendu certains produits à la mode. Il suffit qu’un chef fasse une joue de bœuf à la télé pour que le lendemain, elle augmente de cinq euros le kilo sur les étals ! Certaines personnes ne mangent plus que certaines pièces, sans s’intéresser au reste, alors qu’elles sont par ailleurs très sensibles à la mort de l’animal… La moindre des choses, quand un animal est abattu, c’est qu’il soit consommé dans son intégralité et pas mis à mort uniquement pour son train de côtes. En plus, les rognons blancs, ça ne coûte pas cher et c’est délicieux !

Les consommateurs semblent-ils tout de même plus informés et exigeants qu’avant ?

B.B. : Oui, on sent que les gens ne viennent pas au resto pour manger n’importe quoi : ils veulent du local, des produits sourcés. L’origine des bêtes est indiquée sur ma carte et quand j’apporte les plats en salle, j’explique d’où viennent les morceaux et comment ils sont travaillés.

L.V. : Je trouve ça rassurant pour l’avenir ! Les clients posent des questions très pertinentes quand ils viennent manger, et de notre côté, on ne peut plus se permettre de ne pas savoir. La première fois qu’on m’a demandé si ma viande était étourdie avant abattage, je me suis sentie un peu bête ! Mais je travaille avec Jean Denaux, qui est boucher à Sens, et en qui j’ai entièrement confiance – comme tous les éleveurs avec lesquels je collabore. À Marseille, je n’ai trouvé aucun boucher à la hauteur : tout était bourré d’antibiotiques, la viande venait de Nouvelle-Zélande ou pire, des supermarchés… La relation de confiance est indispensable, il m’est arrivé une ou deux fois d’être prise pour un jambon.

Justement, comment travaillez-vous avec les éleveurs ou les bouchers ?

B.B. : C’est une évidence pour moi d’acheter des volailles entières et de les travailler de A à Z. Pour le bœuf ou le cochon, je m’adresse seulement à des éleveurs en direct, dont je connais le travail et qui viennent me livrer chaque semaine. Mon bœuf vient de chez Eric Dauboin, qui a une petite exploitation familiale en Normandie. Le porc, c’est l’un de ses voisins qui les élève en très petit nombre à la lisière du bois. Pour tout ce qui est volailles, je vais chez Terroirs d’Avenir, car je sais que tout est très bien sourcé et qu’il y a une certaine exigence.

L.V. : Quand j’ai acheté la boucherie qui est devenue mon restaurant, des bouchers m’ont épaulée pour concevoir la carte. J’ai la chance d’avoir une grande chambre froide, et ils me disaient : « Cette semaine j’ai des cœurs de veau incroyables » ou « Tu devrais faire rentrer de l’araignée de cochon », etc. Je me suis retrouvée avec des produits que je n’avais jamais vus, dont je n’avais même jamais entendu parler. Mais j’aime sortir des sentiers battus.

C’est quoi, pour vous, être une viandarde éthique?

B.B. : Toujours se soucier de ce qu’on achète, de ce qu’on met dans l’assiette. Et consommer moins, mais plus intelligemment.

L.V. : Complètement. On sort d’une ère où on pensait avoir besoin de protéines animales à chaque repas. Je ne pousse pas les gens à manger plus de viande, je les incite à se soucier de ce qu’ils mangent et à s’intéresser à d’autres produits. Il y a tellement de choses à manger qui remplissent les poubelles des bouchers…

B.B. : Faire des recettes à tiroirs, aussi. Avec une carcasse de poulet, on a au moins deux repas : on enlève d’abord toute la viande pour faire un riz au poulet ; puis on réalise un bouillon avec la carcasse, et le lendemain, c’est un pho ! J’essaie de transmettre ces réflexes à mes clients. C’est à la fois éthique, économique et créatif.

L.V. : Les gens sont contents quand on leur donne des conseils, ils sont surpris parce qu’ils pensent que ce sont des secrets de chefs. Sauf que les chefs comme nous sont heureux de voir les clients se soucier de ce qu’ils vont cuisiner à la maison. En revanche, les écoles d’hôtellerie et de restauration ne jouent pas ce rôle-là. Leur leitmotiv, c’est la noblesse du produit poussée à l’extrême, mais on n’apprend pas du tout à se démerder – comme Chloé Charles par exemple, avec des épluchures et des boyaux de poisson. Je trouve dommage qu’en quatre ans d’études à Ferrandi, je n’aie pas eu un seul cours sur les restes, alors que c’est un peu l’avenir de notre métier…

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