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La fuite des couteaux (partie 1)

La note est généralement salée pour qui a osé faire de la restauration son métier. Épuisé, isolé, acculé par le manque de perspectives, dans un environnement de travail qui peut être dangereux et parfois violent, le personnel, qui semblait interchangeable, s’est mis à rendre son tablier depuis le confinement, laissant 200 000 postes vacants. Dans le premier volet de cette enquête en deux parties, le Fooding se penche sur le cahier de doléances des travailleur·se·s du secteur, las·ses d’être écrasé·e·s par leur labeur.

  • Date de publication
  • par
    Émilie Laystary
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© Louise Monlaü

Depuis mai dernier, pas une seule semaine ne passe sans que le Bureau du Fooding ne reçoive l’un de ces messages : « J’ai urgemment besoin d’un chef de partie pour mon restaurant… Si vous pouviez m’aider, ce serait extraordinaire, vraiment. » À tel point que la rubrique qui rassemble les brèves de bouche ressemble aujourd’hui au tableau de petites annonces d’une agence d’intérim. Cet afflux d’offres d’emploi témoigne de la difficulté que rencontre le secteur à recruter depuis le début de la pandémie. « Avec ces vacances qui ont duré plus d’un an, les gens sont devenus fainéants », entend-on parfois au comptoir, côté responsables. Mais la réalité est bien plus complexe… Au-delà du turnover inhérent au milieu, la crise sanitaire s’est présentée pour certain·e·s comme l’occasion de faire le point sur leur équilibre professionnel. Résultat ? À la réouverture des restaurants, ils et elles ont déserté, fatigué·e·s d’être les petites mains des bistrots, cafés, cantines et autres spots où les autres se restaurent.

À ce propos, « se restaurer » désigne l’action de « manger dans le but de reprendre des forces ». Or, « des forces, quand tu n’en as plus toi-même, c’est dur d’en donner », raconte Lou (un prénom d’emprunt), ex-responsable d’un bar à vins dans le 1er arrondissement parisien. Après cinq ans dans le milieu, la crise lui a fait réaliser à quel point vivre en horaires décalés avec son entourage l’avait éreintée. Et lorsque la vie reprend, elle se rend à l’évidence : elle n’a « plus l’énergie nécessaire pour y retourner ». Un peu comme le sportif de haut niveau qui s’entraîne tous les jours, s’arrête net et perd son mental. Ou, moins glorieux, le hamster dans sa roue : « tant qu’elle tourne, tout va bien », explique la jeune femme. « Avant, ma vie sociale, c’était voir mes potes au bar. Ils venaient boire un coup pendant que je bossais. Les week-ends, je les passais souvent à dormir. J’étais trop fatiguée pour profiter de mon entourage… Alors, forcément, quand la pandémie nous a offert une pause généralisée, ça m’a permis de souffler. Et de vivre au même rythme que mes proches. Mais ensuite, j’ai culpabilisé de ne pas vouloir reprendre le travail. J’étais perdue, un peu en dépression… » Depuis, cette passionnée d’œnologie est devenue agente de vigneron·ne·s, « une façon de rester dans le milieu du vin tout en organisant mes journées comme ça m’arrange ».

© Louise Monlaü

Pour Sébastien, qui a trimé sept ans durant dans un grand restaurant à Châtillon, la pandémie a aussi remis les pendules à l’heure : « J’ai un fils de sept ans. Avant, je l’emmenais à l’école le matin, et quand je revenais à 23 heures il était déjà couché. Aujourd’hui, je peux le conduire au judo, lui faire à manger le soir, l’aider dans ses devoirs… J’ai enfin pris mes responsabilités de père. Et pour rien au monde je ne me verrais retourner travailler dans ce secteur. » Avec un rythme de travail calé sur deux services midi et soir, l’amplitude horaire de Sébastien était large. « Et encore ! J’avais la chance d’avoir mes week-ends et de ne pas habiter trop loin du restaurant. » Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. « Souvent, on a deux heures de coupure, de 15 heures à 17 heures. Elles ne sont pas rémunérées, mais ce n’est pas tout à fait du temps libre pour autant : deux heures c’est court, même pour ceux qui peuvent rentrer chez eux. Et pour les autres, ça revient à errer dans le quartier ou essayer de faire une sieste sur le sol du resto », se désole Lou.

Des conditions compliquées à négocier, quand la masse salariale est considérée comme une simple variable d’ajustement. « Si une personne est en congé ou en arrêt maladie, elle n’est pas toujours remplacée. On se retrouve donc seul en service, avec une double charge de travail », regrette Sébastien. Des extras ? Encore faut-il avoir pris le temps de les former. « Un jour, j’ai été appelée à la dernière minute pour un remplacement. Pour un soir à 70 couverts, où il faut tout apprendre en cinq heures… J’ai fini en pleurs », se souvient Lou.

© Louise Monlaü

L’ancienne gérante de bar à vins décrit également « un métier émotionnellement demandeur, parce qu’on laisse nos soucis à l’entrée, à chaque début de service, pour donner de la bonne humeur aux clients, comme quand on entre en scène. C’est agréable au début, parce qu’on se sent porté par une énergie proche de l’ivresse, mais ça devient usant de devoir toujours être à 100 % ». L’investissement n’est d’ailleurs pas que mental. « C’est aussi éreintant physiquement, à cause des problèmes de dos et de genoux. Tout ça mis bout à bout, courber l’échine pour 10 € net de l’heure, est-ce que ça vaut le coup ? » s’interroge aujourd’hui Lou – faisant remarquer en passant que les heures sup sont trop rarement payées.

Même fatigue du côté de Joffrey, longtemps chef à Marseille. Passé par la Friche la Belle de Mai et le Café la Muse, il travaillait en cuisine depuis dix ans, « environ 60 heures par semaine ». Jusqu’à ce que le confinement lui ouvre les yeux sur son état d’épuisement. « C’était un métier-passion. J’ai commencé sans CAP ni diplôme. J’étais heureux de cuisiner. Mais les années ont passé et le rythme trop soutenu ne me convenait plus. J’ai bien cherché à aménager mon temps de travail – sans coupure, pas le soir, pas le week-end… Mais rien n’y faisait, j’étais toujours aussi crevé et affecté par le stress du service… » Lors du deuxième confinement, Joffrey se propose comme bénévole dans les champs de fleurs sauvages de Bigoud’. « En étant toute la journée dehors, je me suis retrouvé. Et ça m’a changé des cuisines sombres de Marseille, souvent sans fenêtres ou carrément au sous-sol », raconte celui qui travaille désormais dans la confection et la vente de bouquets. « J’ai encore un contrat à mi-temps, en tant que second au bistrot La Baleine. Ça m’apporte un complément de revenu, en plus des fleurs. À terme, je me verrais bien continuer dans la cuisine, mais différemment, avec des petits ateliers où l’on a davantage le temps de partager et discuter, par exemple… Bref, dans une ambiance plus détendue que lorsqu’on doit enchaîner les envois. »

© Louise Monlaü

La sérénité, c’est aussi ce à quoi aspire Anaïs, qui a été tour à tour bartender, responsable de bar, serveuse, maître d’hôtel… Il y a encore quelques semaines, elle travaillait chez Signature, la table marseillaise de la cheffe Coline Faulquier : « C’était une ultime tentative, parce que j’avais eu un coup de cœur pour Coline. Mais au fond, une petite voix me disait que ce métier n’était plus fait pour moi. Alors je suis partie. La restauration, c’est vraiment derrière moi désormais. » Parmi les raisons qui l’ont poussée à quitter le secteur, il y a la volonté d’avoir plus de temps pour sa vie perso : « Quand j’étais célibataire, ça ne me dérangeait pas d’enchaîner les services et de finir tard, comme quand je travaillais chez un traiteur la journée et faisais des extras dans des restos le soir. Aujourd’hui, je veux avoir plus de temps pour moi et je ne me satisfais plus de ne faire que croiser mon copain, cinq minutes le matin et cinq minutes le soir. » Même si elle a su les éviter, la jeune femme reconnaît que le milieu est bourré de « dangereuses tentations » : « j’avais des collègues qui prenaient de la drogue pour tenir le coup. Et de façon générale, on travaille tout le temps à proximité de bouteilles d’alcool… L’appel du petit verre n’est jamais loin, d’autant que tout le monde a besoin d’un sas de décompression après le boulot. Le problème, c’est que lorsque tu finis ton service à 1 heure du mat’, ça passe par les bars et les sorties la nuit. Maintenant que j’ai une vie de couple, j’ai envie d’une vie plus stable », estime Anaïs. Tout en reconnaissant que l’adrénaline du métier lui manque parfois : « Un service, c’est à la fois stressant et grisant. Par le passé, entre deux contrats, je me suis déjà retrouvée à vendre des panneaux solaires par téléphone. Je peux vous dire que ça fait bizarre d’être assise derrière un bureau quand on a été habitué à l’excitation d’un service ».

Sans parler des coups de pression, qui servent parfois d’excuse à des formes de violence, de dénigrement, des propos sexistes, du harcèlement moral et des agressions sexuelles, malheureusement monnaie courante dans nombre de brigades – en particulier celles qui entretiennent une discipline militaire et un culte de la virilité. « Je vais vous le dire comme je le pense : je ne veux plus jamais avoir pour chef un homme », assène Matthieu. Celui qui a longtemps tenu, à Lille, le bar à cocktails Le Monde Moderne, a ensuite tenté sa chance en cuisine. « Après le confinement, on a acheté un van avec ma copine et on a sillonné les routes de France. J’ai travaillé dans quelques restos et auberges pour me faire un peu d’argent. Puis il y a eu cette expérience malheureuse, dans le Morvan… Le chef était un cliché de masculinité toxique : très violent au quotidien, il donnait des coups de pied dans la gazinière quand il loupait un truc, lançait des plats à travers la cuisine quand il n’était pas content… Quand j’y pense, je me dis que j’aurais dû m’en douter dès le premier jour, quand je l’ai vu pourrir sa femme devant tout le monde, en plein service », se souvient Matthieu avec amertume, parti au bout d’un mois, et « plus trop certain de vouloir continuer dans ce milieu professionnel trop hiérarchisé ».

© Louise Monlaü

Mais dans la restauration, la clientèle, elle aussi, a sa part de responsabilité. « Il y a les soirs où tu as rangé les tables, passé le balai, éteint les lumières. Il ne reste que deux égoïstes ivres qui squattent à la lumière de leur téléphone. Ce n’est pas toujours facile de faire partir les gens ! Aux États-Unis, quand on pose la note sur la table, ça veut dire que le resto va fermer. En France, c’est encore mal vu d’apporter l’addition si elle n’a pas été demandée », raconte Lou. « Et pour faire du chiffre, certains gérants acceptent parfois une table qui commande une bouteille à 23 h 40 alors que le bar ferme à minuit », se souvient-elle à propos d’un autre bar à vins parisien, dans le 18e cette fois.

Pour ne rien arranger, les heures longues et harassantes sont souvent accompagnées d’un manque de reconnaissance. Entrée dans la restauration en 2016 après une expérience chez un caviste, Pauline, qui était responsable dans un hôtel à Sancerre avant les confinements, raconte : « Lors du recrutement, on m’a appâtée en me promettant que je pourrais être force de proposition et changer la carte. Mais ça n’est jamais arrivé. À la place, je me suis retrouvée à un poste intenable, pour lequel il aurait fallu embaucher trois personnes en réalité. » Un soir, un client ne comprend pas pourquoi il n’est pas servi dans la minute. « Il m’a dit que c’était inadmissible, qu’il allait faire remonter l’info auprès de la direction. Je l’ai invité à le faire, en lui expliquant qu’on était justement sous-staffés… Il a fini par me traiter de poufiasse », se souvient-elle. Lessivée, elle a demandé depuis une rupture conventionnelle. « Être sur les rotules pour une structure qui au fond ne vous considère même pas et ne cherche pas à vous inclure dans le projet global, je ne veux plus de ça », souffle-t-elle.

Affligée des salaires trop bas et d’une réputation de mauvaises conditions de travail, l’industrie voit s’enfuir celles et ceux qui lui avaient jusqu’ici tant donné. Alors, il faut changer – mais comment, et avec quels moyens ? Dans le second volet de cette enquête dédiée au phénomène de désertion, le Fooding tend l’oreille vers les patron·ne·s de restaurants… Peuvent-ils être moteurs de changement ?

 

Journaliste installée à Marseille, Émilie Laystary connaît tous les accents du pays, qu’elle enregistre pour la postérité dans son podcast sociologico-glouton Bouffons comme dans la presse hexagonale (mais sur papier, on entend moins bien).

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