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Arles au centre

Noyau tendre d’une révolution culinaire, nombril culturel d’un Sud saisonnier, ancien foyer communiste séduit par le RN, siège d’une flambée des loyers incontrôlée : sous l’apparente douceur provençale, Arles est le nœud d’un déchirement social. Et, à l’heure où s’ouvre la 56e édition des Rencontres de la Photographie (du 7 juillet au 5 octobre), la cité camarguaise illustre ce que signifie être un centre, dans la France d’aujourd’hui.

  • Date de publication
  • par
    Laurène Petit
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© Antoine Mozziconacci

Si elle n’était pas balayée par un violent mistral, la place Voltaire aurait presque des airs de 21e arrondissement parisien. L’ancien snack-pizzeria a été repris par la cheffe Céline Pham, l’Hôtel Présent joue les résidences secondaires pendant les beaux jours, et Numa Muller a carrément élu domicile dans les cuisines de l’Hôtel Voltaire. La place, à quelques sauts de cigale de la gare d’Arles, n’était pourtant pas franchement l’endroit où se bousculaient les chef·fes en vue il y a encore quelques années de ça.

Parmi les pionnier·ères de ce renouveau des fourneaux, le Montpelliérain Armand Arnal, qui pose ses couteaux à La Chassagnette dès 2006 et prend son « bâton de pèlerin » pour défricher le terrain. En 2020, alors que Céline Pham signe la carte du Silencio des Prés à Paris, et qu’elle vient de recevoir un Grand Prix Fooding des 20 ans, le chef l’invite à découvrir son fief camarguais à l’occasion d’un quatre mains pas-dans-les-poches. Le locavoriste règne encore en maître queux sur la petite Rome des Gaules. Le 26 juin 2021, l’omniprésente milliardaire et mécène Maja Hoffmann inaugure le nouvel emblème de la skyline arlésienne : la monumentale tour à facettes de sa fondation Luma, qui abrite notamment un musée d’art contemporain et une table rutilante, le Drum Café – où elle lance les résidences avec la cheffe Céline Pham, installée avec la complicité d’Armand Arnal. Céline Pham déménage, rencontre celle qui deviendra sa femme, avant de craquer pour un local, baptisé Inari en 2022. Depuis, la cité peut également compter sur « les boulangeries Levain et Le Sauvage, la pizzeria Colosseo, la table Páou et Fringe pour un café de spécialité… » égrène l’ex-Parisienne. Et avant ça tout de même, « Le Seize, L’Antonelle, Le Buste et l’Oreille… » poursuit Armand Arnal, citant les mêmes adresses vineuses et bistrotières qu’une autre locale de l’étape et incontournable de la scène arlésienne, Caroline Pons. Cette petite-fille de boulangers et fille de restaurateurs y a piloté son propre restaurant, Chez Caro. « Début 2010, il y avait Le Gibolin de Brigitte et Luc, Le Galoubet de Franck et Céline, et chez moi, place du Forum. Les vins nature arrivaient tout juste de Paris », se souvient la quadra, qui a d’ailleurs décidé de doter Arles d’une nouvelle cave.

© Alice Blain

Le ventre de la ville

Le trait d’union entre ces adresses, si ce n’est les blazes plus ou moins désuets : un ancrage les deux pieds dans le terroir, et une incarnation par de fortes gueules. Pas étonnant que le livre d’Armand Arnal, sorti en 2012 avec les photos de Martin Bruno, s’intitule Brut de Camargue : cuisine sous influence locale. « Des pizzas dans un burrito, ça n’existe pas ici, clame Céline Pham. La ville n’est pas comme ça. Ce qui fait les adresses, c’est la bricole et la passion, avec des gens qui portent leurs projets. » Un passé communiste et un ancrage culturel profond (la ville bénéficie d’une double inscription au patrimoine mondial de l’Unesco) expliquent entre autres l’absence relative de chaînes à Arles, qui cultive plutôt un écosystème de cuisines d’auteur. « Les produits sont les mêmes, mais on n’y mange pas deux fois la même chose », résume Armand Arnal.

Leur garde-manger se trouve sur le boulevard des Lices, au marché qui s’étire sur deux kilomètres, chaque mercredi et samedi. Les chef·fes du coin s’y croisent au petit matin, espérant embarquer les produits les plus rares – comme les daikons, aubergines longues et courges Kabocha de Jinno Raitetsu. C’est à la suite d’un permis vacances-travail, grâce auquel il s’est initié au maraîchage dans le Sud de la France, que ce fermier-bikeur nippon a décidé de prendre racine à Arles. « On a un terroir incroyable, appuie Céline Pham. Tous les fruits et légumes sont au stade de maturité qu’on recherche. La saison dernière, j’ai fait du petit pois cru pendant plus d’un mois, tellement il était extraordinaire. Et puis, tout pousse ! À deux minutes d’ici, je trouve du gingembre, de la citronnelle et des liserons d’eau qui me permettent de cuisiner mes souvenirs d’enfance », détaille celle dont les parents sont Vietnamiens. « Je me sens loin des répondeurs et des mercuriales qui me servaient pour mes commandes à Paris. » Le marché est donc aussi un lieu qui raconte les migrations. On y croise Nathalie Vouriot, qui a récupéré la place, le camion et la clientèle de sa tante pour son traiteur vietnamien, et Chaké Kemurian, débardeur rose, grand sourire et « 38 ans de marché ». Cette Arlésienne d’origine arménienne, qui propose des cornes de gazelle parfaites, des kourabiedes bien sablés et des bourma dorés, affirme « ne jamais avoir connu de racisme en France »…

© Antoine Mozziconacci

Rigolos de fachos

Si Arles, nouvelle petite capitale du cool à la française, en attire certain·es avec son image multiculturelle, elle en renvoie pourtant d’autres à la marge – littéralement en périphérie. Dans la presse et aux comptoirs, on parle de la montée de la gentrification, dont le symbole ultime est l’inauguration, l’année dernière par Monoprix, d’un « mur à boîtes à clés ». L’idée ? Faciliter la vie aux touristes et permettre de désencombrer les façades des quelque 1 500 logements disponibles chaque année sur Airbnb. L’Insee pointe également une hausse de 37 % du nombre de résidences secondaires entre 2014 et 2020, faisant du centre-ville un désert aux volets clos en basse saison. Pour les sœurs du Criquet, une adresse inévitable pour qui tape « Meilleur restaurant » et « Arles » sur un moteur de recherche, c’est justement la saisonnalité de la ville qui questionne, « notamment le temps des Rencontres (de la photographie, qui ont lieu chaque année de juillet à septembre, attirant 170 000 visiteur·ses en 2024, ndlr). La ville se remplit et s’agite d’une clientèle très niche d’amoureux de l’art, souvent des Parisiens et des internationaux, mais ça ne dure pas », analysent Aurélie et Charlotte Gerin, affairées à servir une gardiane et un très généreux aïoli.

Dans son numéro d’été 2024, la revue indépendante « d’enquête et d’anisette » L’Arlésienne dédiait son dossier central à l’actuelle tension immobilière, pointant du doigt la stratégie municipale qui encourage le commerce (notamment les bars et restaurants) au détriment des populations vulnérables. La suppression des bancs de la place Voltaire en est l’une des illustrations, « de peur que les fidèles de la mosquée squattent. Mais pas de soucis pour laisser place aux terrasses des hôtels ou restaurants », peut-on lire. Dans cette ville qui a massivement voté pour le Rassemblement National aux législatives de 2024, et où le taux de pauvreté atteint 24 %, tout le monde n’est pas aussi bienvenu que les panneaux accueillant les touristes des Rencontres ne le suggèrent. Car d’autres messages fleurissent depuis quelques années sur les murs de la ville, collés par les néofascistes locaux (rebrandés « Jeunesse militante arlésienne, camarguaise et provençale ») : « Siamo tutti fascisti », « GUD Arles », ou encore un tag « Facho mais rigolo »…

« Au marché, au moment des élections, je me disais qu’une personne sur deux que je croisais avait potentiellement voté RN, et ça me terrorisait », confie Céline Pham, dont les origines vietnamiennes et l’homosexualité ont fait l’objet de plusieurs remarques racistes et homophobes de la part de client·es et passant·es, depuis son installation. Elle se souvient notamment de celui qui claironnait à table : « Comme on dit chez vous, arigatô gozaimasu ! » en prenant un accent cliché. Ou de cet autre qui désignait une cliente asiatique, manifestement gênée, comme la cousine de la cheffe. « Me reprendre des “ching chong” à 36 ans dans la rue, ça a été un petit choc », assène-t-elle. Face à cette bascule politique, Armand Arnal, cinq ans après avoir mené Céline Pham à Arles, hésite : « Il ne faut ni se braquer, ni avoir peur. J’essaie de rester dans ma ligne : de faire en sorte, à travers la cuisine, qu’on continue à intégrer des gens, à aider les quartiers, et qu’on continue à imaginer des restaurants qui sont des exemples de vivre-ensemble. »

Arles serait donc bien un centre, certes vibrant, mais d’une partie de la France seulement, et particulièrement l’été, quand la vie culturelle et culinaire bat son plein. L’hiver, c’est une face plus sombre que la cité donne à voir – pour qui est encore là pour s’en apercevoir. Mais comme ailleurs dans l’Hexagone, les luttes sociales, elles, n’ont pas de saison.

 

Deux décennies en quelques dates

2006 : Armand Arnal s’installe à La Chassagnette.
2010 : Ouverture de Chez Caro, première adresse de Caroline Pons.
2016 : Début des résidences culinaires au Chardon, sous la houlette de The Small Group (aussi derrière La Mercerie, Livingston et Pétrin Couchette à Marseille).
2018 : L’iconique maison d’édition arlésienne Actes Sud fête ses 40 ans.
2020 : Les Rencontres de la photographie d’Arles célèbrent un demi-siècle d’existence.
2020 : La ville passe d’un maire communiste (Hervé Schiavetti, au pouvoir pendant 19 ans) à Patrick de Carolis, élu avec le soutien des Républicains.
2021 : Inauguration de la tour Luma, imaginée par l’architecte Frank Gehry pour la milliardaire suisse Maja Hoffmann.
2022 : Ouverture d’Inari, la table de Céline Pham.
2024 : À Arles, le candidat RN obtient 40,80 % des votes au premier tour des élections législatives. Il remporte le second tour.

 

Si Laurène Petit n’avait pas décidé de prendre le clavier, elle promènerait peut-être sa voix en tournée internationale. Pas de bol. Heureusement, elle est aussi modératrice en série d’événements culinaires, autrice d’un bouquin sur la chicorée, membre éminente de la communauté Écotable, chroniqueuse pour le Fooding, et cetera, et cetera.

Cet article est initialement paru dans le guide Fooding France 2025.

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Le Fooding est un guide indépendant de restaurants, chambres, bars, caves et commerces qui font et défont le « goût de l’époque » en France et en Belgique. Mais pas que ! C’est aussi un magazine où food et société s’installent à la même table, des événements gastronokifs, une agence événementielle, consulting et contenus qui a plus d’un tour dans son sac de courses…

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