Déco d’archi signée, direction artistique soignée, com léchée : les tables indiennes new-gen comme Delhi Bazaar ou The Crossing cherchent ouvertement à se démarquer des sempiternelles cantines indo-pakistanaises du 10e arrondissement parisien. Pourtant, pain naan et le poulet tandoori squattent toujours le menu… en raison d’un plébiscite populaire, d’un manque d’audace des restaurateur·rices ?
Toujours est-il que, comme le rappelle l’universitaire Samuel Berthet, spécialiste des relations diplomatiques France-Inde, l’histoire d’amour du public avec ces plats chouchous ne date pas d’hier : « Le poulet tandoori ou le tikka masala font partie de la cuisine indienne dite mughlai, une cuisine royale d’influence perse, amenée par les Moghols au XVIe siècle. C’est une partie de l’identité culinaire indienne, qui s’est imposée à Londres au XXe siècle avec la diaspora nord-indienne, puis s’est naturellement établie dans d’autres villes d’Europe via la mobilité des restaurateurs, indiens ou pakistanais d’ailleurs. Le passage Brady, à Paris, en témoigne dès les années 1970. » Pour le chercheur, c’est sans doute l’aspect rond et gras de cette cuisine mughlai, utilisant les produits laitiers comme la crème ou le beurre, qui a contribué à séduire les palais occidentaux en adoucissant les épices.
Les épices, justement… Experte en la matière, la restauratrice indienne Devaky Sivadasan déplore le peu d’entrain de ses client·es pour la nouveauté : « Depuis mon arrivée en France, il y a vingt ans, la vision de la cuisine indienne a peu évolué. Encore aujourd’hui, on vient me voir pour me demander un mélange d’épices curry alors que je propose de la cardamome, du fenugrec ou du cumin. Le mélange curry est inexistant en Inde, mais ça reste le plus rassurant ! » Une prudence que l’ancienne propriétaire de Mama Spice à Marseille explique : « La peur d’être “contrôlé” par les épices, de mal doser, d’avoir mal au ventre. » Ces préjugés n’incitent pas les clients à sortir de leur zone de confort, et poussent les restaurateur·rices à s’y cantonner par facilité.
De nouveaux scénar’ à la sauce masala
Pour autant, cette forme de statu quo n’empêche pas certain·es chef·fes d’innover. À commencer par Manoj Sharma, propriétaire de Jugaad et Sharma Ji, qui reçoit les accolades du Tout-Paris dès les années 2010. Originaire du Nord de l’Inde, formé dans des palaces à Delhi et Londres, le cuisinier se souvient de son arrivée en France en 2014 : « J’étais choqué par le traitement infligé à la cuisine indienne, alors que Paris était censée être la capitale de la gastronomie ! Les plats, les épices… tout était mal dosé. » Ni une ni deux, il co-fonde MG Road, fermé depuis, et twiste des plats iconiques en les déclinant dans des assiettes à compartiments – dites thali. Un premier pas hors des sentiers battus qui le conduit jusqu’à Sharma Ji, où il fait depuis 2022 la part belle aux cuisines indiennes régionales : « Je veux montrer que la cuisine indienne peut être diverse, exigeante, sans être cantonnée au registre bon marché. »
800 kilomètres au sud, à Marseille, la cheffe Zuri Camille de Souza pousse les curseurs encore plus loin. Née à Goa, la food-trotteuse mélange volontiers cueillette sauvage, cuisine végétale et fermentation sans craindre de déboussoler les palais trop figés. « J’ai grandi en Inde, j’ai vécu aux quatre coins du monde, et ma cuisine est engagée. Je veux montrer qu’être indien et moderne, c’est possible ! » Une prise de risque qui passe forcément par un peu de pédagogie en cuisine et se prolonge dans un livre de recettes très personnelles, Là où le riz sent les fleurs de manguier. Et rompt ainsi avec les codes attendus de Bollywood, très présents dans l’imaginaire français.
Autre cliché à la peau dure : le manque d’hygiène dans la restauration indienne. À ce sujet, les deux chef·fes s’accordent sur l’atout majeur que représente la cuisine ouverte afin de déconstruire cette idée reçue persistante : « Nous n’avons rien à cacher, mais ça rassure la clientèle. C’est une forme de pédagogie qui change vraiment la donne en termes de fréquentation. »
Succès critique ou mélange des genres ?
Reste à mesurer l’impact de ces changements. Si la presse est friande de restaurateur·rices qui cassent les codes, qu’en est-il du grand public ? « J’ai encore des clients qui sont étonnés de ne pas voir du curry à la carte ! » déplore la cheffe Zuri depuis Marseille. Une fâcheuse tendance qui tient autant du manque de curiosité que de la méconnaissance. Ce qu’explique Devaky : « L’Inde est un pays qui fait la taille de l’Europe, et certains plats sont communs à différentes traditions de pays voisins, comme le Pakistan ou le Sri Lanka… ça peut paraître trop complexe ! Le problème, c’est que les idées reçues, en simplifiant à outrance, remettent en question notre travail et notre identité. » Lahiru Weladawe l’a d’ailleurs vécu à l’ouverture de Kolam, spot de street food sri-lankaise à Paris : « Les clients avaient du mal à identifier la cuisine du Sri Lanka. Beaucoup venaient pour des naan et du butter chicken alors qu’on n’en mange pas du tout au pays ! Il faut dire que l’offre du quartier de La Chapelle brouille les pistes : même dans les cantines sri-lankaises ou du Sud de l’Inde, on retrouve toujours à la carte du naan ou du tikka masala. Ça rassure les gens, mais ça ne les aide pas vraiment à s’y retrouver. Tout le monde fait comme il peut ! » Créatif reconverti, Lahiru insiste sur la démarche identitaire et artistique de Kolam : « Ma génération comprend mieux les codes business. Je joue du marketing pour dépasser la simple assiette et raconter des histoires. Aujourd’hui, les médias et clients comprennent la cuisine régionale de Kolam, mais ça a pris du temps. Les Parisiens sont moins à l’aise que les Londoniens avec toutes les nuances du sous-continent indien et de ses pays. »
Ce n’est pas un scoop, Londres conserve une longueur d’avance sur Paris… et la diversité de ses cuisines régionales sud-asiatiques continue d’inspirer un bon nombre de restaurateur·rices. Greg Marchand, le fondateur de la saga Frenchie, confesse même y avoir découvert la « vraie » cuisine indienne régionale et raconte notamment sa rencontre avec le vadouvan, un condiment né pourtant dans un ancien comptoir commercial français : Pondichéry. Pour l’universitaire Samuel Berthet, la différence entre les deux villes trouve évidemment son origine dans l’histoire coloniale, en particulier dans le triomphe britannique sur la France lors de la bataille décisive de Chandernagor, en 1757. Cette défaite a figé les relations entre l’Inde et la France, rendant plus difficiles l’appréhension du sous-continent et les échanges culturels sur le temps long. Un fossé toujours sensible dans le poids des diasporas. En 2011, la France comptabilisait quelque 300 000 personnes de ces communautés sud-asiatiques, alors qu’outre-Manche, on en recensait plusieurs millions.
Du reste, pour Manoj Sharma, tout n’est pas perdu. Malgré ces lacunes historiques et culturelles, le chef souligne l’émergence (timide, certes) de cuisines régionales de l’Inde et du sous-continent, ainsi que l’audace croissante de certain·es restaurateur·rices qui semblent répondre aux signaux d’un marché de plus en plus curieux. « Les choses avancent. Les Parisiens semblent de plus en plus ouvert·es ! » Et de souhaiter que cette évolution s’étende bientôt au reste du pays. Que la France se tienne prête à ouvrir ses vieux palais !
Avec ses food tours dans le quartier indien de La Chapelle, Jody Danasse a épinglé la cuisine tamoule sur la carte de Paris. Si elle a depuis espacé ses régalantes virées, pas question pour autant de lâcher l’affaire : la docteure ès snacks tamouls a publié À la table d’une famille tamoule, pour nous y faire voir plus clair entre toutes ces nuances culinaires.