En 1850, l’Empire ottoman existe toujours et le döner kebap (döner signifiant « rotatif » et kebap « grillade », en turc) est ficelé par des hommes ayant pignon sur rue, tandis que les femmes mijotent dans l’ombre du foyer. En 2023, le kebab s’accorde toujours au masculin, bien que les femmes aient quitté l’intimité des fourneaux du foyer – pour ceux de la restauration notamment. À qui la faute ? À l’histoire de ce sandwich carné, en partie : popularisé par les immigrés turcs en Allemagne dans les années 1970, ce casse-dalle roboratif destiné aux ouvriers était alors cuisiné par et pour des hommes. Et si, avec le temps, ses consommateurs se sont diversifiés (devenant aussi des consommatrices), les horaires des kebabs (tard le soir, voire tôt le matin) et le peu d’employés par établissement, condition nécessaire à leurs petits prix, sont autant de raisons favorisant la division genrée du travail à la broche.
Les sœurs Besma et Hassiba Allahoum, Margaret Khedhir et Fatma Güngör Yilmaz sont pourtant passées de l’autre côté du couteau. Elles racontent leur métier, entre isolement et transmission.
Besma et Hassiba Allahoum de Chëf, à Lyon
« Ce kebab, c’est un projet familial entrepris avec notre frère, Redouane. On a voulu faire de ce sandwich qui parle à tout le monde un produit de qualité, qui nous ressemble. On a tout fait à trois, aidés par notre mère, de l’invention des recettes à la préparation de la broche, en passant par la découpe. Le kebab, c’est tranchant, physique – impressionnant. On ne l’associe pas d’emblée à une femme, encore moins à une jeune femme. Et en tant que kebabières, on doit donc toujours prouver et justifier qu’on est à notre place : auprès des livreurs qui n’acceptent pas qu’on vérifie les commandes, des mecs qu’on forme en cuisine et qui nous disent “tu ne vas pas m’apprendre, je sais ce que je fais, j’ai mon CAP cuisine”, ou encore des clients qui nous demandent si la viande est bien cuite ou le kebab assez garni… Si les femmes n’osent pas devenir kebabières, c’est dû à une réalité ancrée dans notre société : on leur demande de cuisiner pour leur famille, mais on les empêche de le faire en dehors. Dans la restauration, une femme en caisse, c’est accepté, mais une femme qui cuisine, forme et dirige, c’est une autre histoire… C’est usant de devoir toujours prouver qu’on est légitime, mais c’est ce qui nous a donné envie de réussir et de former les kebabières de demain. Pour qu’elles osent prendre le couteau et trancher la broche. »
Fatma Güngör Yilmaz de Fatma’s Kitchen, à Haywards Heath (Angleterre)
« Je venais de me séparer de mon ex-mari et avec deux enfants à charge, je devais trouver un emploi. Après avoir enchaîné les petits boulots dans la restauration, je me suis lancée dans l’aventure culinaire dont je rêvais : un resto turc qui propose des kebabs. À cette époque, les cheffes étaient peu nombreuses dans le milieu. J’ai longtemps travaillé dans l’ombre des hommes, essuyé des remarques déplacées, été payée moins que certains collègues à poste égal… On m’a même suggéré de changer de métier ! Mais je me suis battue, ce qui m’a valu plusieurs récompenses dont celle, deux années consécutives, du meilleur kebab du Royaume-Uni ! En tant que femmes, on est rapidement catégorisées comme “délicates”. C’est particulièrement vrai dans le milieu de la cuisine. Kebabière, c’est un job qui est perçu comme masculin parce que c’est physique, qu’on parle de viande et que ça demande beaucoup de disponibilité. Pour lutter contre ces clichés, j’essaie d’employer des femmes, même si, actuellement, je travaille avec six hommes en cuisine… »
Margaret Khedhir de L’Oasis Gourmand, à Manosque
« Après avoir travaillé pendant vingt ans en boulangerie, je me suis retrouvée au chômage. Le kebab était en plein essor et je me suis inscrite à la Kebab Academy, où j’ai obtenu mon diplôme de « maître kebabiste ». Dans la foulée, j’ai ouvert mon kebab qui met en avant le fait-maison et les produits de qualité. Au bout de deux mois, l’Urssaf est venu me rendre visite. J’avais été dénoncée par le kebabier d’à côté, probablement parce qu’il jugeait qu’une femme ne pouvait pas trancher une broche… Le sexisme en cuisine, c’est quelque chose de récurrent. La dernière fois, deux hommes sont entrés dans mon kebab et, en me voyant, ont dit : « Ah non, pas là, viens on va à celui d’à côté. » Être kebabiste, c’est un travail difficile, qui demande de mettre sa vie perso, ainsi que sa santé, de côté. Pour moi, c’est du 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Si je n’avais pas de convictions et un sacré caractère, je ne sais pas si j’aurais réussi. Aujourd’hui, je suis fière de mon kebab – certains clients font même un détour sur la route de leurs vacances pour venir me voir ! Les mentalités évoluent. Quand j’ai ouvert, j’étais le sixième resto de street food de Manosque, mais la seule femme… Aujourd’hui, on est trois ! »
Après avoir poncé les bancs de Science Po, du tribunal de Nanterre et du Hasard Ludique (si, si, il y a un lien), Madeleine Kullmann est aujourd’hui en immersion au Fooding, histoire de voir ce qu’elle peut y Boire, Manger, Vivre – en phase avec sa majeure de master à Lille. Pour cet article, elle a également interrogé Benjamin Baudis, l’auteur de Kebab. Question döner, et le géographe de l’alimentation Pierre Raffard, qu’elle remercie pour leur expertise.