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La fuite des couteaux (partie 2)

L’heure des comptes a sonné – et ils sont dans le rouge. Mise à mal par les mesures sanitaires et les confinements, la restauration est aujourd’hui désertée par quelque 200 000 travailleur·se·s, las·ses des pièges du secteur. Après avoir recueilli leurs témoignages fatigués dans le premier volet de cette enquête, le Fooding passe au banc d’essai les pistes de changement de restaurateur·rice·s pressé·e·s de reconquérir leur main-d’œuvre.

  • Date de publication
  • par
    Émilie Laystary
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Les taulier·ère·s de France l’attendaient comme un matin de Noël. Après de longs mois de rideaux baissés et volets fermés, la réouverture des restaurants et bars a effectivement engendré une véritable petite ruée, menée par des mangeur·se·s trop heureux·ses de remettre les pieds sous leurs tables préférées. Mais un maillon de la chaîne manquait (et manque toujours) à l’appel : les travailleur·se·s, qui ont décidé, par milliers, de ne plus y retourner. « Les gens veulent rester à la maison, mais le boulot, ce n’est pas ça ! (…) Je n’ai pas ouvert de tout l’été parce qu’on manquait de serveurs », fustigeait ainsi le chef Christopher Coutanceau en septembre dernier. Participant à La Table fronde, le débat du Grand Fooding S.Pellegrino au Théâtre Déjazet, le cuisinier-pêcheur de La Rochelle dénonçait ce qu’il considère comme un « laxisme de médiocrité ». Mais est-ce vraiment la paresse qui a étranglé la motivation générale ? Faibles paies, conditions de travail éreintantes et parfois même violentes, rythme décalé, manque de reconnaissance… La fuite des couteaux a bien d’autres raisons plus évidentes qu’une flemme milléniale. Alors, que faire pour redorer le blason de métiers à la réputation écornée ?

À Lyon, c’est bien la première fois en plus d’un demi-siècle que Pierre Orsi peine à recruter. À 82 ans, celui qui a été l’apprenti de Bocuse père s’est donc mis aux petites annonces. En attendant d’embaucher, pour alléger le travail de ses équipes, il a diminué le nombre de couverts, refuse désormais les réservations tardives et achète des haricots verts équeutés et des filets de poisson déjà levés. Pour fidéliser sa cinquantaine de collaborateur·rice·s, le chef a même desserré les cordons de la bourse, augmentant les paies de 15 à 20 %. C’est que les salaires sont l’un des sujets brûlants d’une industrie aux heures sup souvent impayées. « En devenant propriétaire de mon restaurant il y a deux ans, j’ai voulu faire différemment. Ici, on note tout et on rémunère chaque heure travaillée », rapporte Noémie Lebocey, aux manettes du bistrot Les Eaux de Mars à Marseille. Avec son compagnon et associé Arthur Faure, elle va plus loin encore : « On a deux équipes différentes, pour le service du midi et celui du soir. Ça nous évite d’imposer une coupure à nos employés. Deux heures au milieu d’une journée, entre les services, c’est une pause ingrate, on ne sait jamais trop quoi en faire. » Et la cheffe formée en Normandie de se souvenir : « Avant, quand je bossais pour d’autres établissements, il m’arrivait souvent de passer la coupure à réfléchir à la mise en place de mon prochain service… Ces heures sont loin d’être du temps libre. Elles mériteraient d’ailleurs d’être payées. »

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Après plusieurs expériences aux fourneaux de tables étoilées, Marion Goëttlé, cheffe-proprio du Café Mirabelle à Paris, estime que les employé·e·s de la restauration sont encore « trop souvent traités comme une main-d’œuvre interchangeable ». Cofondatrice de l’association BONDIR.E, qui sensibilise à la lutte contre les violences en cuisine, elle met un point d’honneur à traiter chaque membre de son équipe dans toute sa singularité : « J’ai proposé à Antoine, mon apprenti d’origine malienne, de mettre son mafé au menu – peu importe qu’on soit un café alsacien. Pareil pour Assia, mon autre apprentie, qui me parlait d’un dessert qu’elle avait imaginé à l’école. Son idée de brioche avec de l’hibiscus et des noisettes m’a plu, alors je l’ai invitée à la refaire au resto et sa famille est venue la goûter. Ce sont des petites choses, mais c’est très valorisant pour eux », raconte la cuisinière engagée, debout devant sa vitrine à pâtisseries.

Aux Eaux de Mars, le déjeuner, c’est sacré. « On ne mange pas avant le service, parce qu’on ne veut pas bâcler notre pause. Alors on attend d’avoir vraiment fini pour s’attabler tous ensemble, vraiment détendus. Et nos assiettes sont aussi bonnes que celles qu’on sert aux clients ! » précise Noémie, qui a connu par le passé des « staff meals à base de lasagnes surgelées Findus, alors qu’on travaillait dans un grand restaurant ». Autre gage de bien-être au travail selon elle : le fait de s’entourer de « personnes réellement conquises par le projet, le lieu, l’atmosphère ». Ce qui suppose parfois de recruter des profils qui ne sont pas de purs produits du système, à l’instar de cette « cheffe de partie en reconversion qui a démarré sans CAP, et avec qui ça se passe super bien ».

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Même esprit chez Alessandro Candido et Camille Guillaud, propriétaires de Candide, « table vivante et bienveillante » dans le 10e parisien. « En tant qu’employeurs, on a une responsabilité : offrir le meilleur cadre de travail possible aux personnes qui nous font confiance et viennent travailler ici », affirme Camille. « Alors quand on reçoit quelqu’un en entretien et qu’on sait que cette personne est passée par des palaces pas forcément réputés pour leur management, on reste vigilants. L’idée n’est pas qu’on ramène avec soi des manières de travailler contraires à nos valeurs. » Elle qui ne vient pas du monde de la restauration mais de celui des start-up, considère d’ailleurs que son passé fait office de garde-fou : « Le secteur dans lequel j’évoluais avant n’était évidemment pas parfait, mais il a le mérite de m’avoir habituée à la notion de bien-être au travail. Certaines dérives me sautent aujourd’hui plus facilement aux yeux. »

Dès le début de l’aventure Candide, les patron·ne·s ont voulu se mettre dans les baskets de leurs salarié·e·s – « parce qu’on a été à leur place, nous aussi ». Après quelques mois d’ouverture, ils ajustent donc le rythme, « en changeant les horaires d’ouverture et en fermant le samedi et le dimanche », afin de permettre à tout le monde de « garder un pied dans la réalité et ne pas se couper de leurs proches qui ne travaillent pas dans la restauration ». Le contexte actuel les encourage à poursuivre leur réflexion : « Depuis la crise sanitaire, on a mis en place un planning encore plus précis : neuf services et une soirée off dans la semaine pour chacun. On a également réduit la plage horaire du déjeuner afin de permettre à nos équipes de finir trente minutes plus tôt. » À propos des soirées qui s’éternisent quand une table traîne, Camille est ferme : « Ce n’est pas à nos employés d’en pâtir. C’est à nous, propriétaires, que revient la responsabilité de gérer les fins de service. Depuis septembre, on s’autorise même quelque chose qu’on ne faisait pas avant : inviter les gens à partir quand il se fait tard. Avec délicatesse bien sûr, en leur demandant poliment s’ils veulent autre chose et si on peut les encaisser. »

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Reste qu’en salle, ce sont parfois les clients qui mettent la pression sur le personnel, prenant un peu trop à la lettre l’expression « métiers de service ». « J’ai pour habitude de dire que si quelqu’un leur manque de respect, ils ont absolument le droit de se défendre », lance Camille. D’autant plus que « le travail en salle est injustement sous-coté par rapport à celui en cuisine », regrette-t-elle. « Pourtant, être bon à ce poste n’est pas donné à tout le monde. Il faut savoir être à l’aise, avoir une bonne connaissance des produits, faire preuve de réactivité… Si les métiers de salle étaient davantage valorisés et respectés, ils attireraient sans doute davantage. » Au-delà de la reconnaissance, mettre la main au portefeuille reste l’un des meilleurs moyens d’attirer à nouveau les jongleur·se·s de couteaux et plateaux. Sauf qu’« actuellement, aucun restaurateur n’a le pouvoir de doubler les salaires. La discussion doit donc aussi passer par le gouvernement, qui pourrait par exemple accorder des primes non taxées », estime la patronne du Café Mirabelle.

Comme beaucoup de restos, en plus de la pénurie de main-d’œuvre, Candide fait face à une autre problématique : celle de l’équilibre économique. « Pour gagner en stabilité, notre comptable nous a dressé trois scénarios : augmenter nos prix de vente, baisser le coût de nos matières premières ou diminuer notre masse salariale… » s’inquiète Camille. Le couple envisage désormais des contrats plus courts, de 39 heures au lieu des 44 heures actuelles. Pouvoir compter sur des extras permettrait de soulager ponctuellement les équipes, mais « devoir payer à chaque fois un comptable pour générer ces fiches de paie peut être décourageant… Ce qui est compliqué, c’est que la structure administrative et juridique est extrêmement rigide, alors qu’on exerce un métier qui nous demande beaucoup de flexibilité », se désole celle qui s’occupe des RH du restaurant. En attendant un changement qui vienne de plus haut, Camille travaille sur une meilleure communication en interne : « J’ai parfois l’impression qu’on hérite de mauvaises habitudes, comme la peur de dialoguer. Il y a un véritable terrain de confiance à reconstruire tous ensemble, car c’est dans l’intérêt de tous que chacun se sente bien au travail. C’est aussi notre mission, en tant qu’employeurs : que les gens s’épanouissent chez nous. »

 

Journaliste installée à Marseille, Émilie Laystary connaît tous les accents du pays, qu’elle enregistre pour la postérité dans son podcast sociologico-glouton Bouffons comme dans la presse hexagonale (mais sur papier, on entend moins bien).

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