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Le pourboire à l’américaine : à prendre ou à laisser ?

To tip or not to tip ? Telle est la question au moment de régler la note. Mais en France ou aux États-Unis, la réponse n’a pas les mêmes implications – ni le même montant. Une serveuse franco-américaine a plongé tout au fond du bocal à pourboires, pour en remonter une enquête en monnaie sonnante et trébuchante.

  • Date de publication
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    Ella Martin-Gachot
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Table avec une addition

© DR

« Ici, aux États-Unis, je les vois, les touristes français qui pensent être de grands princes en lâchant 5 balles sur une addition de 200… Poto, il est écrit en bas de la note “tips 15, 18, 20, 22 %”. Fais un effort, et ouvre ton Routard quand tu viens », lâche Estelle Monbi, 30 ans, de l’autre côté de la table qui nous sépare dans un café de Brooklyn. Elle et moi exerçons, au moins à temps partiel, le même métier. Estelle, parisienne de naissance, new-yorkaise d’adoption, est un couteau suisse bien aiguisé par une vie en salle. Elle a fait ses débuts à 17 ans dans les bars de la capitale française, où elle comptait les centimes laissés par les client·e·s à la fin du repas, avant de prendre la tangente pour occuper des postes de serveuse et bartender dans les spots les plus stylés de la Grosse Pomme – actuellement chez Sauced, un barav’ en vue de Williamsburg. Et comme la plupart des serveur·se·s des États-Unis, elle fait le même constat : les Français·es ne savent pas tipper !

Incompréhension, ignorance ou manque de respect ? Dans le resto new-yorkais où je bosse depuis un an, je tente souvent d’excuser le comportement de mes compatriotes devant mes collègues : en France, laisser un pourboire conséquent n’est pas la norme. Mais quand ils m’interrogent sur la coutume de mon pays, j’ai bien souvent du mal à leur répondre. Je ne suis pas la seule : Les Échos qualifient le pourboire frenchy de « vrai casse-tête ». S’il était bien d’usage, dans le passé, de laisser un peu de monnaie pour le service, on dit que l’habitude se perd, surtout chez les jeunes. En cause ? La crise sanitaire, la disparition des « petites pièces » et la domination du paiement par carte bleue.

« Malgré un ticket moyen de 107 €, c’est assez courant qu’on ait zéro pourboire à la fin du repas, même si les gens nous disent qu’ils ont passé un super moment et qu’ils se sont vraiment régalés », note Fredric, directeur d’un néobistrot parisien. Installé à Paris depuis trois ans et demi, cet Américain a fait le calcul : au cours des quatre derniers mois, la moyenne des pourboires reçus représente moins de 3 % de celle des additions. « Tu connais un serveur qui gagne bien sa vie à Paris ? me demande-t-il. Moi je n’en connais pas. La plupart des gens gagnent un smic » – soit environ 1 500 € nets par mois sur une base de 39 heures hebdomadaires. Mais depuis un an, les pourboires laissés par carte bleue sont défiscalisés, une initiative du gouvernement pour rendre les métiers de salle désertés plus attractifs. Le retour du pourboire pourrait-il effectivement changer l’image du métier et de sa précarité, à l’instar de ce qui se pratique outre-Atlantique ? Car aux États-Unis, tipper, c’est payer.

700 dollars par soir

« Les clients ne comprennent pas nécessairement que lorsqu’ils laissent un pourboire, ils paient en fait le salaire de la personne qui vient de les servir », expose Teófilo Reyes de ROC United, une asso américaine qui lutte pour l’amélioration des conditions de travail dans la restauration. En 2020 encore, seuls sept des cinquante États imposaient aux employeur·se·s de garantir le salaire minimum aux salarié·e·s. Dans vingt-quatre États, il est ainsi autorisé de ne leur payer que les deux tiers du minimum wage. C’est le cas à New York, où je gagne 10 dollars de l’heure pour mon job de serveuse, alors que le salaire minimum est de 15 dollars. Pire, dans les dix-neuf États restants, les salaires peuvent descendre jusqu’à 2,13 dollars de l’heure, et ce en toute légalité. Ces lois concernent tou·te·s les tipped workers, c’est-à-dire les personnes pouvant percevoir régulièrement des pourboires. Elles travaillent le plus souvent dans la restauration, mais aussi dans des car wash ou encore des ongleries.

Les tips, équivalant généralement à 20 % de la prestation, sont censés compenser le manque à gagner. Ils sont d’office répartis entre les serveur·se·s et le perso derrière le comptoir, mais pas toujours avec celles et ceux qu’on appelle hosts, qui s’occupent des réservations et de l’accueil des client·e·s, ou bussers, qui dressent et débarrassent les tables. Rares sont les établissements qui partagent avec le staff en cuisine, car la répartition des pourboires est organisée autour de (présupposées) compétences, mais surtout de l’interaction avec la clientèle – la clé de voûte dont tout ce système dépend.

Typiquement américain, le pourboire ? Pas vraiment… Il serait en réalité une importation depuis l’Europe. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, de nombreux·ses États-unien·ne·s estiment même la pratique anti-démocratique et ringarde. Mais la mentalité change à la fin de la Guerre civile, quand il s’agit alors de rémunérer les ancien·ne·s esclaves entrant sur le marché du travail, souvent dans des postes de service. Les patron·ne·s profitent du manque d’opportunités des populations noires pour les payer peu et laisser la charge de leur salaire à la providence d’une bonne caisse – ou plutôt de la bienveillance des client·e·s. Ce système, malgré d’importants mouvements anti-tipping, devient la norme au début du XXe siècle.

Dans les années 2010, certains restos ont bien tenté de changer le modèle et d’abolir ces « gratifications », avant de revenir au régime habituel. La faute à la crise sanitaire, qui a malmené un secteur déjà fragile et généré des réactions parfois contraires. D’un côté, l’expansion de la vente à emporter a favorisé l’apparition du pourboire dans des lieux où il ne faisait pas sa loi auparavant, comme chez le glacier ou au coffee shop – un usage encouragé par les applis de paiement comme Square et Toast. Face à ce phénomène, certain·e·s Américain·e·s se sont mis·es à se plaindre de tipping fatigue, un malaise face à l’impression de devoir donner toujours plus. D’un autre côté, l’instabilité économique qui découle de la crise a mené certain·e·s restaurateur·rice·s concerné·e·s par la justice sociale à souligner le caractère essentiel du travail de leurs employé·e·s précaires. Les établissements les plus militants tentent donc aujourd’hui de se convertir au modèle tipless, en offrant des salaires plus attractifs.

Reste que certain·e·s de mes collègues apprécient le système de pourboires, l’associant à une certaine liberté – voire une jouissance. « T’as plus envie de faire ton taf qu’à Paname, quand même », confesse Estelle Monbi, « choquée » par le montant de ses premières enveloppes new-yorkaises. Certains soirs, sa rémunération pouvait monter jusqu’à 600 ou 700 dollars. « Après avoir vécu ça, je pense être incapable de retourner en France et bosser dans la restauration. Pour moi, ce serait travailler gratuitement. »

Le pourboire, un genre économique à part

Gratifiant pour celles et ceux qui savent « jouer le jeu » et bossent dans des établissements qui attirent une clientèle généreuse, le pourboire à l’américaine reste une réalité compliquée pour la plupart des travailleur·se·s. Lucie Mezuret, doctorante en sociologie du travail et du genre à l’université Paris-Cité, écrit une thèse sur la condition des serveuses aux États-Unis. « Serveuses », car le métier y est majoritairement féminin – deux tiers des tipped workers sont des femmes. « Ce n’est pas simplement le fait qu’elles portent correctement un plat de la cuisine à la table, qui est récompensé par un pourboire. C’est parce qu’elles sont sympas, jolies, souriantes et qu’elles ont de la répartie, que les clients les apprécient », m’explique la chercheuse, également serveuse en parallèle de sa thèse, qui décrit cet échange comme un « don de soi pour un don financiarisé ».

La suite ne vous étonnera donc pas. Une étude de ROC United datant de 2014 montre que 80 % des travailleuses de la restauration américaine ont subi des formes de harcèlement sexuel de la part des client·e·s. Certain·e·s boss encouragent également ces dynamiques sexistes et « lookistes » discriminantes. Pour Jordan Loomis, 27 ans, serveuse à Tulsa dans l’Oklahoma, « c’est insensé, la quantité d’efforts que les femmes doivent fournir pour obtenir l’argent qu’elles méritent ». Le manager du resto dont elle vient de démissionner l’encourageait à porter des robes, estimant que l’équipe de bartenders manquait d’une « présence féminine ». De l’autre côté du comptoir aussi, la jeune femme noire ne comptait plus le nombre de commentaires sur son apparence et sa couleur de peau : les discriminations racistes, banalisées et systémiques, sont exacerbées par la pratique. Mais les employé·e·s de couleur sont également moins susceptibles d’obtenir des postes à pourboires, et, quand c’est le cas, reçoivent moins de gratifications que leurs collègues blanc·he·s.

Pourtant, Lucie Mezuret a été surprise de réaliser que les serveuses qu’elle interviewait n’étaient pas prêtes à renoncer à leurs tips pour autant. « Avec mes gros sabots d’Européenne, j’estimais que ce système était à bannir », se remémore la doctorante, qui travaille en ce moment dans une brasserie parisienne. « L’un de mes collègues serveurs en France m’a dit un jour : “Tu connais l’expression ‘le client est roi’ ? Ce n’est pas vrai. Le roi, on lui a coupé la tête il y a très longtemps.” En France, quand on est serveuse, on a une marge de manœuvre qui nous permet d’être plus froide : on sait que ce n’est pas une question de survie. » Même écho du côté d’Estelle Monbi : « On a quand même cette réputation de ne pas être aimable, parce qu’on s’en fout : la paie, c’est la même. »

Bien que dans l’Hexagone, de nombreux·es représentant·e·s des métiers de salle cherchent à se défaire de ce cliché (et le font même plutôt bien), il y a une part de vérité dans ce dont témoignent Estelle et Lucie : les bars et restos français dépendent évidemment de la présence de client·e·s, mais les salaires de leurs employé·e·s ne sont pas aussi intimement liés à leur générosité – une réalité renforcée par la protection sociale de l’État. En France, les serveur·se·s bénéficient donc d’une forme de « liberté négative », celle de ne pas sourire, de ne pas performer pour la clientèle, bref, de ne pas briller en tant qu’êtres sociaux pour recevoir ce qui leur est dû. La mentalité des serveur·euse·s américain·e·s est plus proactive : il s’agit de réinventer chaque jour son jeu, naviguer à travers un système bancal et même en tirer parfois beaucoup d’argent. Cela étant dit, puisque nos deux sociétés interagissent de plus en plus, les Français·es pourraient certainement en profiter pour repenser leur rapport au pourboire… La conclusion d’Estelle ? « À Paris, mets au moins 10 %, ça ne va pas t’écorcher les fesses ! »


Passée par le Fooding, où elle a notamment écrit l’enquête « Le génie lesbien mijote aussi en cuisine », Ella Martin-Gachot est désormais, de jour, étudiante en journalisme à l’université de New York (la classe à Dallas !) et, de nuit, notre indic’ de la graille états-unienne.

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