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Les personnes grosses toujours entre deux chaises

Les bars et restos, des lieux conviviaux ? Pas forcément pour les personnes grosses, qui endurent accoudoirs et commentaires malveillants, obligées de se faire une place à table avec les dents… mais sans jamais trop en montrer.

  • Date de publication
  • par
    Lucie Inland
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© Jenia Flerman

L’été dernier, en vacances à Marseille pour manger bon dans cette ville dont j’aime tant l’énergie, j’ai fait une mauvaise rencontre : une fichue chaise en bois à accoudoirs. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour mon derrière taille 48, c’est le supplice assuré. Ce jour-là, j’ai discrètement changé de siège, n’ayant pas envie d’embêter le gentil staff avec mes tracas de grosse. Sauf que cet énième incident a trotté dans ma tête – un peu trop longtemps. J’ai décidé d’aller en discuter avec d’autres mangeuses et quelques restaurateur·rices, histoire de comprendre quelle place on nous fait vraiment à table.

La chaise de Judas

« Les gens me demandent souvent quel est mon bar préféré. Mais l’une des raisons qui m’empêchent de pourchasser le dernier plan à la mode et de lui préférer la même demi-douzaine de rades est que je sais à quoi m’attendre – pas seulement l’équipe, l’ambiance ou le menu, mais les chaises, les tables, les tabourets et la manière dont je “m’intègre” littéralement dans la pièce », écrivait il y a peu Brad Thomas Parsons, auteur food américain, dans un essai personnel pour VinePair. Comme moi, il y raconte les stratégies pour occuper le bout de la banquette au resto, ou la peur de briser un tabouret à l’ouverture d’un nouveau bar ambiance seventies. « Pour le gros qui sociabilise, la chaise est un sujet d’angoisse », reconnaissent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans « Gros » n’est pas un gros mot (Librio, 2018). C’est aussi ce que me souffle Noémie, designer dans une entreprise prônant des valeurs d’inclusion, mais qui endure les commentaires quotidiens de ses collègues à la cantine, et qui me confirme que les sorties sont également une épreuve pour elle : « Ça devient une obsession, de vérifier les chaises par peur d’en casser une, de refuser des invitations car je sais que je n’aurai pas la place pour passer entre les tables en allant aux toilettes ou que les accoudoirs me feront des bleus. »

« Pour le gros qui sociabilise, la chaise est un sujet d’angoisse »

Puis il y a celles qui ont décidé de s’imposer et de trouver siège à leur séant – et tant pis si elles dérangent. « Callipyge 2.0 » sur les réseaux, l’influenceuse mode Virginie Grossat a réalisé que « tous les créateurs de contenu food filment leur entrée au restaurant, mais moi quand je le fais, ça devient un truc scandaleux – parce qu’on voit mon corps, mes fesses énormes ». Néanmoins, pas question pour elle de se priver d’une bonne table : « À force de demander une chaise sans accoudoirs ou une banquette un peu large, de pousser les tables, les restaurateurs vont finir par comprendre ! Puis je dédramatise, je dis : “Vous n’auriez pas un trône pour une personne comme moi ?” Mais je sais qu’il faut une force peu commune pour oser ça. » C’est un voyage solo à Paris qui a été le déclic pour Morgane Perrot, directrice artistique parisienne. « J’avais un peu honte de demander un autre siège, puis j’ai fini par décomplexer complètement là-dessus. » Elle ajoute : « Après, j’ai eu la chance de ne jamais subir de moqueries au sujet de mon poids, donc je n’y pense pas. »

Le burger de la terreur

Sur Instagram, Morgane se fait aussi appeler Princesse Pastèque, et estime qu’elle n’a pas à cacher son affection pour les salades de pêches ou la pasta cacio e pepe. Entre deux outfits of the day, Virginie poste sur TikTok sa visite chez le glacier Bachir ou une dégust’ de ramen. Les deux femmes s’autorisent à aller au restaurant seules, une pratique déjà transgressive en soi – même quand on n’est pas une femme grosse. « Je ne vais pas me priver pour des personnes que je ne reverrai jamais », assume la première. « Je vis ma meilleure vie et j’essaie vraiment d’insuffler ça aux personnes qui me suivent », renchérit Virginie. Y compris quand il s’agit de se montrer dans un fast food, « milieu naturel » des personnes grosses dans un certain imaginaire collectif, tout en étant un lieu proscrit « pour [la] santé », pointent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans leur essai. Alors, pour retourner le stigmate des messages grossophobes qu’elles reçoivent quotidiennement, la mannequin grande taille Tess Holliday et sa meilleure amie Alyssa Anderson s’amusent à commander pour 80 dollars de Big Mac, savourés face caméra sur Instagram. Tout comme Virginie, qui choisit de n’effacer aucun commentaire haineux, montrant ainsi « la violence que c’est d’être grosse, visible et vivante ».

Mais faire preuve d’une telle assurance n’est pas à la portée de tout le monde, comme me l’explique Pelphine, membre de l’asso bruxelloise Fat Friendly – laquelle, entre autres, recense des lieux publics accessibles aux personnes grosses. « Ça revient beaucoup dans nos groupes de parole, d’avoir honte de manger des aliments perçus comme gras. Même pour moi qui suis super militante, c’est inimaginable de faire ça seule, ou de me tacher avec un cornet de frites mangé en rentrant de soirée, par exemple. » C’est que le stéréotype de la personne grosse qui ne prend pas soin d’elle (sinon elle serait mince !) est tenace. Pelphine reste marquée par le souvenir d’un sandwich sorti en public un jour, à 15 heures, après une intense journée de travail qui avait débuté à l’aube. « Une meuf passe à côté de moi et me lance que c’est n’importe quoi de manger ça à cette heure-là. Ça m’a tétanisée. »

« La violence d’être grosse, visible et vivante »

Pour l’activiste de Fat Friendly, la lecture de l’essai de Roxane Gay, Hunger (Denoël, 2019), est un autre embrasement : « Elle y raconte un épisode où une amie lui propose des chips dans un aéroport, et à qui elle répond que les gens comme elle n’en ont pas le droit. J’ai ressenti ça très fort pendant toute ma vie. » C’est l’argument « santé », dégainé à tout-va pour les gros·ses, privé·es de satiété et de plaisir par les commentaires humiliants. À l’inverse, la sociologue Solenne Carof défend dans Grossophobie (Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2021) les bénéfices d’une alimentation « intuitive » – une idée également défendue en France par le Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids (G.R.O.S.), qui affirme « que l’on ne doit pas diaboliser certains aliments ».

Une table à soi

Anouck et Jérémy Méléard-Soller ont ouvert il y a moins d’un an Bloom Pop, un lieu qui compile microbrasserie, bar et resto. Ils ont choisi le quartier rennais de La Courrouze pour ses locaux plus spacieux que ceux du centre-ville, « petits, avec des angles partout et des marches ». « Les réflexions sur le confort, le mobilier et les déplacements ont toujours été au cœur de notre projet », affirme Anouck. « On aurait pu mettre plus de tables mais on n’en a pas besoin pour être rentables. » Même démarche du côté de Graille, installé dans un quartier plutôt familial de Rennes : « On voulait un aménagement comme dans une maison, que les mouvements soient fluides pour tout le monde. Quand on va au restaurant, on a l’assiette et l’expérience au même endroit. Si on passe la soirée bloqué parce que les tables sont trop serrées, on n’est pas aussi détendu », estime le chef Jean-Baptiste Orhant. Leurs réflexions, avec son copilote Pierre-Yves Robic, ne visent pas spécifiquement les personnes grosses, mais profitent à tout le monde : les mangeur·ses à mobilité réduite, les jeunes parents à poussette… Comme à Bloom Pop, pas d’assises à accoudoirs chez eux, inconfortables et prenant « trop de place pour rien ». Quant à l’attitude de leurs équipes et des autres client·es, Anouck et Jean-Baptiste concèdent ne pas pouvoir tout voir ni tout entendre, mais restent attentif·ves. « Je ne recrute que des personnes que j’aime bien, qui sont déjà sensibilisées aux comportements discriminants, et à la manière dont on y réagit », explique le chef. Anouck, elle, assure : « Toutes les personnes qui bossent ici ont une attitude safe, et on a déjà foutu à la porte et blacklisté des personnes agressives. »

« Je trouve beaucoup de réconfort, de compassion et d’humour auprès de mon ami Gary, un bartender bien connu et propriétaire d’un lieu à Chapel Hill (Caroline du Nord, ndlr), qui a également passé sa vie à être en surpoids », raconte l’auteur culinaire Brad Thomas Parsons dans son texte personnel. « Son dernier texto l’autre jour disait : “Personne ne veut être différent. On veut tous se fondre dans la masse, mais notre grosseur nous distingue dans la foule”… » Alors, tant qu’à faire, les personnes grosses veulent leur place à table – et sans avoir à rentrer le ventre.

Journaliste indé gratte-tout, Lucie Inland est aussi l’autrice de Surveiller et nourrir (Nouriturfu), sur l’alimentation en prison. Résultat, son chat est au régime, mais elle, « jamais de la vie » !

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