« Une volonté de décroissance », assument Adeline Gobin et Viet Nguyen. Après presque une décennie à s’être activés aux fourneaux de leur restaurant, les anciens proprios d’An Di An Di se sont mis à questionner leur métier en pleine pandémie mondiale. Déjà « au moment de devenir parents, trois ans après avoir ouvert ce lieu, on avait vite compris que ça allait être difficile d’avoir une vie de famille normale… » se souvient Viet, lui-même fils de restaurateurs qui s’est longtemps refusé à leur emboîter le pas. Alors quand la Covid-19 met tout à l’arrêt, « le repli à plein temps sur notre famille nous a confortés dans notre décision de vendre An Di An Di ». Mais à l’été 2024, les jeunes parents lèvent pourtant le rideau sur un nouvelle adresse : Caphette. Un coffee shop.
Comme de plus en plus d’ex-restaurateurs, Adeline et Viet ont troqué leur service du soir contre une machine à café, plus accommodante avec un enfant qu’un restaurant. Toutes les minutes à Paris, ou ce qui en donne l’impression, un nouveau coffee shop ouvre, plus ou moins chromé ou boisé, avec ou sans offre déjeuner. Alors certes, le café de spécialité a le marc en poupe, et le combo « latte avoine et cookie » est désormais un classique du goûter citadin… Mais cet état de fait suffit-il à expliquer qu’il s’ouvre aujourd’hui trois coffee shops la même année, dans une seule rue de la capitale ?
Aussi souples qu’un cardamom bun
Derrière le sifflement de leur buse à lait chaud, les propriétaires de coffee shops interrogé·es ont presque tou·tes loué la flexibilité de leur business – notamment immobilier. « En termes de locaux, les principaux avantages viennent du fait qu’on n’a pas besoin d’une grande surface de vente, d’une extraction, ni d’une licence pour exister. Ça rend la recherche beaucoup plus simple », explique Margaux Salgado, à la tête du toujours bondé Mardi Café, ouvert avec son compagnon Adi Salet dans le dix-neuvième parisien. « Surtout, les activités dites de restauration rapide sans nuisances sont mieux perçues par les copropriétés, souvent hostiles aux bars et restaurants classiques. » Andrea Rossignol de Magma, coffee shop ouvert à l’été 2023 à Lyon, abonde : « Puis, à l’inverse d’un resto, on n’a pas besoin de licence (la licence 4 ou de grande restauration, ndlr). Les fonds de commerce (une valorisation mobilière et immobilière faite par celui qui remet son bail, ndlr) sont donc bien moins chers, ce qui allège le budget de départ. »
À Marseille, c’est aussi la souplesse du projet qui a convaincu les fondateurs du café-sandwicherie Razzia, né il y a deux ans. « On a d’abord hésité à ouvrir un resto plus classique. Mais le coffee shop, avec ses horaires de 8h30 à 16h nous a semblé plus chill », confesse Thomas Benayoun en faisant danser un pichet de liquide mousseux au-dessus d’une cup de café. Au même moment, Axelle Poittevin, son associée à la tasse comme à la ville, s’active en cuisine pour la mise en place du déjeuner – des sandwichs pour lesquels beaucoup font le déplacement à Razzia. « Au départ, on était prêts à ouvrir deux soirs par semaine pour augmenter le chiffre d’affaires si besoin. Finalement on est super fiers de pouvoir s’en passer et d’avoir un lieu très fréquenté dès le matin pour le petit déj’, le midi pour les sandwichs et l’aprèm’ pour les goûters », se réjouit Thomas. Et de se remémorer : « Quand j’ai commencé en 2012 ou 2013, il n’y avait pas assez de boulot pour les baristas. Aujourd’hui, les coffee shops sont partout. »
Le bon, le brut et le chromé
Alors que le secteur de la restauration souffre toujours d’une pénurie de main d’œuvre due notamment à la pénibilité de ses conditions de travail, l’univers du café et ses horaires « de bureau » attirent. « Et puis, avec les commandes au comptoir, on n’a pas besoin de trop de personnel, contrairement aux restaurants où il y a toute la gestion du service à table. Ça nous permet de garder une équipe réduite mais efficace, ce qui est pratique pour la gestion administrative », note Andrea Rossignol de Magma. Sauf qu’avec le temps et les ouvertures, la question RH commence à se heurter peu à peu à un problème : si le personnel est moins long à former qu’en restauration, « c’est aussi un secteur qui grandit très vite. Et la main-d’œuvre ne suit pas forcément. Les baristas expérimenté·es sont devenus une denrée rare… », avance Margaux Salgado de Mardi Café.

© Magma (Lyon)
Sur cette question, Thomas Wyngaard, expert bruxellois en café de spécialité et observateur du milieu depuis dix ans, raconte, perplexe, qu’il voit apparaître de plus en plus d’offres d’emploi du type « Cherche barista étudiant·e » – qui s’expliquent par des cotisations sociales plus élevées en Belgique. « Un non-sens, quand on sait l’importance d’un·e bon·ne barista dans ce genre de commerce spécialisé ! » s’offusque le fondateur d’OK Coffee, qui organise des coffee tours et propose du consulting pour le secteur. De l’avis de Thomas Wyngaard, les adresses sont bel et bien en train de fleurir partout en ville, mais beaucoup se ressemblent, « avec toujours la même déco post-indus’, la même machine à café, la même carte à manger, limite avocado toast… » Peu valent donc réellement le détour. « Il y a une esthétique globalisée, une approche algorithmique des codes tantôt brooklyniens, tantôt scandinaves. C’est dommage parce qu’à la fin, on perd ce qui fait l’âme et la singularité d’un lieu ».
Combien de latte faut-il vendre pour rentabiliser un café ?
Pas de rush à midi, une petite playlist en arrière-plan, quelques client·es lisant un magazine ou pianotant sur leur téléphone… « On pense que tenir un coffee shop, c’est facile et cool parce que l’atmosphère est détendue. Mais la réalité, c’est que la rentabilité est parfois compliquée », lance Gallien Jeanroy, ancien éducateur spécialisé aujourd’hui à la tête de La Tisserie, lieu de torréfaction et dégustation marseillais. Andrea Rossignol de Magma est du même avis : « Avec nos produits, qui sont de qualité mais ne se vendent pas très chers, entre 2 et 14 €, on doit faire attention à la rentabilité. Ce n’est pas le même modèle qu’un restaurant où il y a du vin, et où on peut facturer plus cher pour un plat… Le ticket moyen est beaucoup moins élevé ». « Tenir les finances d’un coffee shop, ça suppose avoir toujours le nez dans les marges et se tenir prêt à les répercuter ailleurs. Une augmentation des matières premières par ici, une autre par là… Il suffit d’avoir une machine cassée à remplacer et un arrêt maladie pour l’un·e des employé·es, et ça y est on est dans le rouge », analyse un autre acteur de la scène marseillaise, qui préfère rester anonyme.
Car même s’il permet de vivre sans le principe du coup de feu, des coupures et des horaires tardifs propres à la restauration, le fait de tenir un coffee shop comporte aussi son lot de moments éprouvants : « Beaucoup d’habitant·es du quartier se sont indigné·es de notre arrivée, critiquant entre autres nos prix. La France est très habituée à ses cafés au comptoir à 1 €, alors, quand on propose un double espresso à 3,50 €, on se fait traiter de tous les noms », regrette par exemple Margaux Salgado de Mardi Café à Paris. « Sauf qu’entre le moment de la récolte et celui où on sert la tasse, un grain de café passe entre tellement de mains que si le café coûte 1 €… Je vous laisse imaginer la rémunération de l’agriculteur ! »
Autre moment de pédagogie pas toujours évident : « L’un des plus gros défis, c’est quand des client·es prennent un espresso et squattent toute la journée – surtout celles et ceux qui viennent bosser avec un équipement digne de la NASA : ordinateur, casque, clavier.. et qui passent leur temps en visio, à parler fort », peste Andrea Rossignol de Magma (Lyon). Pour autant, acheter une boisson chaude entre 4 et 6 €, payer directement au comptoir, débarrasser son plateau soi-même… La clientèle jeune et citadine y est de plus en plus habituée. « À Paris, on rechigne de moins en moins à mettre 5 € dans un café. Mais ce n’est pas partout ainsi. Et quand on veut préparer un café dans les règles de l’art, même si la marge sur le produit pourrait être grande, c’est le temps de travail qui nous met dans le rouge. Du coup, avoir un·e seul·e barista derrière le comptoir ne suffit pas. Pour être rentable, il faudrait envoyer un maximum de boissons, faire du volume… et donc embaucher plus », analyse Gallien Jeanroy de La Tisserie marseillaise.

© Pétrin Couchette (Marseille)
À en croire ce dernier, c’est la raison pour laquelle « de plus en plus de coffee shops sont en train de devenir des restaurants et des boulangeries, dans lesquels le café est un produit d’appel ». Ou à l’inverse, des adresses hybrides, à l’instar de Panorama (Paris 11), restaurant adossé à une boulangerie, et qui prévoit de proposer au printemps prochain une offre de restauration légère entre les services. « On a même acheté une réédition de la légendaire FAEMA E61 », se réjouit Grégoire Larenaudie, l’un des deux associés de Panorama, en référence à ce modèle ambiance diner ou trattoria. La boucle serait-elle bouclée ?
Reste que, par les temps et l’inflation qui courent, le café reste « le produit de consommation qui ne sautera jamais », estime Laura Vidal. Le petit dernier de la co-fondatrice de The Small Group (La Mercerie, Le Chardon, Livingston…) ? Pétrin Couchette, un hole in the wall ouvert sept jours sur sept de 9h à 19h, en plein centre de Marseille. « C’est l’affaire qui marche le mieux », commente la sommelière franco-canadienne. « Sûrement parce qu’en temps de crise, le client peut faire l’impasse sur une sortie resto, moins sur un produit aussi populaire que le café », que le groupe s’efforce de maintenir à 2 € – quitte à marger sur d’autres produits, comme ceux de la carte à manger. Et Laura Vidal de s’en féliciter : « À la terrasse de Pétrin Couchette, on voit une clientèle qui ne poussait jamais la porte de nos autres restos. J’aime l’idée que le café reste quelque chose d’inclusif et tourné vers la société ».
Émilie Laystary a le chic pour changer de coupe de cheveux et introduire les food studies aux Français·es. De cette podcasteuse douée (Bouffons), prof chevronnée (master « Boire, Manger, Vivre » à Sciences Po Lille) et journaliste bien titrée (Libération), il semblerait que le Fooding ne puisse plus se passer.