Scène rare dans le très chic sixième arrondissement de la capitale : au premier plan, le réchaud de Farida*, surmonté d’une poêle monumentale postillonnant de l’huile bouillante sur les manches de sa doudoune. Au second, médusés, les deux derniers clients du Hermès de la rue de Sèvres, hésitant encore à franchir la porte retenue par le vigile, qui les sépare du flot ininterrompu de manifestant·e·s en avance d’une bonne heure.
Midi oblige, une petite queue s’est déjà formée face à la vendeuse du casse-croûte emblématique des manifs : le pain-merguez. Les saucisses sont les stars du stand, rougeoyant au milieu des oignons et des poivrons, à touche-touche avec des brochettes de poulet – plutôt boudées par les affamé·e·s du pavé. « 6 € le sandwich simple, 8 € le double ! » annonce Farida devant l’attroupement de syndicalistes lorgnant sa poêle géante. Pour le grand gaillard à notre gauche, gilet orange CFDT sur le dos, ce sera « double saucisse, bien cuite, mayonnaise et beaucoup de harissa », le tout fourré dans une demi-baguette indus’. Même commande pour nous, supplément sauce algérienne. Dans le pain mou, un combo qui fait recette : du gras, du piquant et, surtout, du cale-dalle avant le grand barouf.
À qui la rue ? À eux la rue !
C’est qu’« il faut bien manger », nous glisse un papy pour qui manif et graille vont de pair. « J’ai mes habitudes : un sandwich sur place avant la bataille, pour se donner des forces avant d’avaler les kilomètres. Parfois c’est un triangle Sodebo, mais quand j’ai le temps, je vais aux stands. C’est plus convivial et solidaire qu’un Franprix. » Le parcours du jour s’étend du Bon Marché à la place d’Italie : trois kilomètres et demi qu’il faudra écraser bon gré mal gré – et « pas question de se les faire le ventre vide ».
Si Farida, ses frères et son père, proprios d’une boucherie halal, ont le quasi-monopole des stands à guezmer, le menu varie chez les voisin·e·s : crêpes pliées par un fonctionnaire pour arrondir les fins de mois, quiches dégommées à peine sorties de chez le boulanger (principalement recherchées pour leur pâte brisée tout-terrain) et kebab, frites ou saucisses pour les quelques camionnettes enregistrées à la chambre de commerce. Car la majorité des vendeur·se·s ambulant·e·s non répertorié·e·s bénéficient d’un laissez-passer le temps de la manif – que la police peut révoquer à tout moment, sur ordre du préfet. « Mais la plupart du temps, on nous laisse faire notre travail, ils savent qu’on ne fait rien de méchant. » À voir les volutes de fumée s’élever à chaque coin de rue, on se dit qu’ils ne sont plus si nombreux, ces lieux de becquetance improvisés. La manif, dernier rempart de la street food dans une ville de plus en plus aseptisée ?
La faucille et la morteau
Nourrir les grévistes pour soutenir le mouvement ne date pas d’hier : soupes communistes et tablées énervées ont marqué les mouvements sociaux du siècle dernier. « Le repas de grève est un instrument fondamental par ce qu’il donne à voir, toute organisation culinaire dans le cadre de la grève induit le même message à l’intention du patron, des médias et de l’opinion : l’inscription dans la durée, la faculté d’auto-organisation ouvrière, le soutien extérieur », écrit ainsi l’historien Vincent Porhel dans La gamelle et l’outil.
« Une nourriture de pauvres – comme nous ! »
Dans la rue, la solidarité passe d’abord par les tarifs proposés, raisonnables malgré l’inflation qui touche de plein fouet l’alimentation. « Forcément, on a dû augmenter par rapport aux années précédentes, mais on essaye toujours de faire bon avec moins » reconnaît Saïd*, une théière dans chaque main. « C’est une nourriture de pauvres, comme nous ! » Thé à la menthe brûlant et chargé en sucre à 2 €, café « jus de chaussette » à 1 €… Certains stands tenus par les syndicats affichent parfois des prix encore plus bas. Et s’ils sont rares à Paname ce jour-là, les sudistes qui remontent la Canebière à Marseille (attrapé·e·s au téléphone entre deux bouchées) ont repéré les bonnes affaires de leur côté : « Ici, on a des parts de gâteau et des verres de planteur vendus par les enseignants pour renflouer les caisses de grève », racontent-ils.
La solidarité envers les contestataires s’affiche jusque dans le chai d’un vigneron du Gard. En créant une cuvée de merlot et syrah dont les profits sont reversés à une caisse de soutien à la CGT, Paul Chabal inscrit son initiative dans la longue tradition de celles et ceux qui nourrissent (et abreuvent) la grève. Dans les pages de Libération, l’agriculteur raconte à la journaliste Marie-Ève Lacasse : « J’ai eu envie de faire cette cuvée parce que je suis concerné et impliqué politiquement, mais en tant qu’ouvrier agricole et vigneron, je n’ai pas trop de prise sur le mouvement ».
Cartons, canettes, caillasse
Et si l’on doutait encore de la dimension révolutionnaire du thermos à café ou de la plancha électrique, les souvenirs des apéros improvisés des gilets jaunes sur les ronds-points hexagonaux se chargent de rappeler que, rompre le pain avec des inconnu·e·s, dans le froid et dans la rue, peut être un acte politique – plus accessible pour certain·e·s qu’une assemblée militante ou un bureau de vote. Quant aux pancartes brandies, elles aussi abordent souvent le conflit sous l’angle de la bouffe : « Pour BlackRock (ndlr : multinationale américaine spécialisée dans la gestion d’actifs, pointée du doigt par les opposant·e·s à la réforme des retraites) des couilles en or, pour nous des nouilles encore ! » Ou encore « travail, famine, pâtes-riz »… Au milieu des cartons colorés s’agite même un poireau, un vrai, au bout d’une main que l’on perd dans la foule, sans réussir à la rejoindre pour percer le mystère de cet acte isolé.
« On préfère éviter de se retrouver avec le matos entre les flics et les casseurs »
Arrivés aux abords de la place d’Italie, les gosiers cherchent à étancher leur soif. Mais à mesure que l’on s’approche du terminus, les ravitos disparaissent. « Vous n’en trouverez pas là-bas, nous avait prévenu Farida, c’est vers la fin que ça caillasse. On préfère éviter de se retrouver avec le matos entre les flics et les casseurs. » Pas vraiment intimidés par les premiers jets de pierre en direction des CRS, Tom et Nathan, deux étudiants habitués des marchés, poussent leur caddie sur les débris d’abribus. Leur carte est courte : canettes de Kro et bouteilles d’eau. « On est passé chez Metro pour acheter des packs et on crie comme au marché pour se faire repérer par les clients ! » L’occasion d’afficher leur solidarité tout en se faisant un petit billet, le tout avec vue sur le ballet des black blocs et des poulets.
Bien que leur magasin ambulant rencontre un certain succès auprès des manifestant·e·s les plus gueulard·e·s, force est de constater que la grande majorité a préféré quitter le cortège pour se réfugier dans les bars et les cafés, au chaud et surtout, loin des lacrymos qui commencent à gâcher la « fête ». C’est avec les yeux qui piquent et le manteau parfumé de merguez et de poubelle brûlée que nous battons en retraite, rassasiés… jusqu’à la prochaine mêlée.
* Ces prénoms ont été modifiés.