La première saison de la série de FX The Bear, comme son titre ne l’indique pas, croquait le quotidien semé d’embûches et de « corner ! » d’un petit resto de Chicago, le Beef – nommé d’après la barbaque des sandwichs locaux que servait le défunt proprio. Voilà que l’attachante brigade de bras cassés reprend du service (aux States uniquement, pour l’instant), portée par le cuistot Carmy, légèrement torturé, bien interprété par Jeremy Allen White (Shameless). Le secret du réalisme de cette fiction au goût de l’époque ? La consultance de Matty Matheson, chef canadien aux multiples casquettes : cuisinier sur Vice TV, entrepreneur, fermier mais aussi acteur, puisqu’il campe dans la série le rôle de Neil Fak, l’homme à tout faire du resto. La cuisine, d’après ce touche-à-tout aux mille vies ? Une chose imparfaite et détraquée – « comme lui ». Tatoué de la tête aux pieds, sapé de t-shirts à messages souvent sous-taillés, fervent utilisateur d’un langage (très) familier, Matty Matheson est loin des standards du chef à toque. Il n’en a pas moins le talent et les idées.
Matty, vous coproduisez The Bear et vous y jouez… Jusqu’où va votre implication dans la série ?
Matty Matheson : J’ai vraiment essayé d’apporter un maximum de mon expérience et de mes connaissances du monde de la restauration pour le jeu des acteurs. Dans l’équipe, on a quasiment tous bossé dans des restos. Si les gens pensent que la série est réaliste, c’est probablement en partie parce qu’on y voit des situations vues ou vécues.
Sans trop en dévoiler sur les intrigues, quels sont les enjeux de cette deuxième saison ?
L’ouverture du resto (la saison 1 s’était terminée sur l’arrivée inopinée de cash et le projet d’un nouveau Beef, ndlr), avec les réalités de stress, de financement et de coordination que ça implique. Tout le monde va apprendre. Dès qu’un problème sera résolu, le double déboulera derrière. Le mantra de cette saison, c’est get your shit together, comme on dit.
Quels conseils avez-vous donnés à Jeremy Allen White pour jouer au mieux Carmy, le chef ?
Il faut se déplacer avec un but ! La manière dont on bouge nos mains, nos épaules, la façon dont on se déplace dans l’espace… Vous ne vous contentez jamais de marcher dans une cuisine : vous vous déplacez rapidement, vous attrapez des ustensiles, vous parlez aux gens… Vous n’avez jamais les mains dans les poches !
De votre côté, vous incarnez Neil Fak, « l’homme à tout faire » du Beef, et fidèle ami de la famille Berzatto (la famille de Carmy, ndlr). Qu’est-ce que votre personnage vous emprunte ?
Neil a beaucoup d’empathie, comme moi. Ce qui est étonnant chez lui, c’est qu’il aime autant la famille Berzatto, alors qu’ils sont tous plus détraqués les uns que les autres. Et s’il les aime tant, c’est à se demander d’où il vient, vous voyez ? C’est un gentil garçon, qui fait tout ce qu’il peut pour être accepté par Carmy. On se ressemble, et j’aime vraiment le jouer – c’est venu tout seul. J’ai l’air prétentieux ? Je ne sais pas… Jouer, c’est putain de bizarre.
Quelle vision de la restauration propose The Bear, d’après vous ?
Que les gens font des conneries, et que c’est OK. Parfois, on est un trou du cul – il suffit d’en être conscient et d’essayer de s’améliorer tous les jours. La vie est stressante, et le travail en cuisine l’est aussi. Vous vous êtes fait larguer hier soir ? Vous vous êtes bourré la gueule ? Peu importe ce qui se passe dans votre vie personnelle, il faut endurer le rythme effréné du restaurant, parce que ça implique d’autres personnes que vous-même. Et comme on ne sait jamais ce avec quoi doivent dealer les autres, il faut s’entraider. C’est une histoire de synergie. Beaucoup de chefs sont du genre, « si tu ne fais pas ce qu’il faut aujourd’hui, tu dégages », mais ce n’est pas la manière dont un resto devrait fonctionner. Parce que c’est impossible. C’est un processus continu, qui ne peut fonctionner que par la communication et l’empathie. C’est un peu ça, le message qu’on essaie de faire passer.
Le rôle des femmes dans l’équipe du Beef est intéressant, puisque dans ce monde très masculin, elles sont pourtant décisionnaires, et indispensables…
Le restaurant n’a plus à représenter cet univers macho qui lui a trop longtemps collé à la peau. On ne veut plus d’une cuisine de gros durs. Ça n’a plus de sens aujourd’hui. Dans la même idée, le chef n’a pas toujours raison – comment une seule personne pourrait-elle avoir toutes les réponses ? En tout cas, toute mon équipe est féminine, et j’en suis le plus heureux. Dans mes restaurants, j’essaie d’avoir une vraie parité dans les équipes. Mais pas besoin de me refiler une médaille pour autant !
Séries, restos, marque de fringues, livres de cuisine… Au fond, vous faites quoi dans la vie ?
C’est un peu le bordel ! Mais pour résumer, j’ai plusieurs restaurants à Toronto : Prime Seafood Palace, Matty’s Patty’s, Maker Pizza… Je travaille sur un nouveau livre de recettes, le troisième, qui va sortir dans quelques mois. J’ai aussi une marque de vêtements de travail qui sont fabriqués dans notre usine, ici, à Markham (une municipalité au nord-est de Toronto, ndlr), où se trouvent également les bureaux de mes restaurants, mon bureau perso, mon studio YouTube… C’est le petit monde de Matty !
On a fait notre recherche : vous avez onze restos à Toronto ! Et on peut dire que vous êtes plutôt attaché à votre ville. Comment s’y porte la scène food ?
Il y a de très jeunes chefs cool, qui ont des idées cool, et qui ouvrent des restaurants cool. Toronto est une ville étonnante, avec beaucoup de quartiers différents : notre Chinatown est incroyable, on a de terribles adresses caribéennes, philippines… Il y a tellement de communautés à Toronto, elles créent une scène culinaire merveilleuse ! Il n’y a pas que les petits bars à vins… Il y en a et c’est important, mais Toronto c’est plus que ça : c’est un lieu qui en fait briller d’autres.
Vous êtes aussi agriculteur, et vous avez une ferme, Blue Goose, qui fournit en légumes certains de vos restaurants. Ça sort d’où, ce projet ?
J’ai plusieurs adresses de type steakhouse, et le vrai enjeu d’un steakhouse, en plus d’avoir une viande bien sourcée, c’est la qualité des sides. Sauf que dans ce genre d’endroits, en général, on trouve toujours les mêmes smash potatoes, les mêmes frites cartonnées… En revanche, c’est peu habituel de trouver un spot viandard qui sert de très bons légumes – et qui les rend cool. Mais qui a vraiment envie de s’enfiler un énorme morceau de bœuf, sans rien de plus ? C’est cliché, mais j’ai du mal à décrire une meilleure sensation que celle de croquer dans une belle tomate du jardin.
Vous représentez une nouvelle image du chef : plus seulement célèbre pour sa cuisine, mais aussi pour ce qu’il incarne…
Je pense que la chose la plus importante, et qui se développe à plusieurs niveaux dans notre société, c’est d’être soi-même. Évidemment, il faut aussi être bon dans son travail, être capable de préparer de bonnes assiettes, de motiver les gens à cuisiner avec vous, parce qu’il ne s’agit pas de cuisiner que pour soi et son ego. Mais je suis qui je suis : je suis très aimant, je montre mes émotions, j’aime montrer que je suis heureux… Alors pourquoi ne pas amener ça en cuisine, plutôt que de perdre automatiquement toute joie de vivre en y entrant ? Dans toutes les émissions de télévision et tous les projets que j’ai connus, je pense que j’ai toujours diffusé l’image d’une personne qui est juste elle-même. Le cynisme en cuisine, c’est dépassé !
Carla Thorel, l’autrice de cet article, a gratouillé chez Tsugi et Technikart avant d’atterrir au bureau du Fooding. Après lecture, vous conviendrez qu’elle fait mentir toutes les bêtises qu’on déblatère sur les stagiaires. Son comptoir préf’ ? Dumbo Pigalle, où elle dévore son smash cheese debout, en regardant passer les touristes.