À quoi reconnaît-on un·e Parisien·ne ? À son impatience légendaire ! Et pourtant, cet être fulminant qui souffle pour chaque minute passée à attendre le prochain métro, qui gruge dès que possible dans la queue de la boulangerie et klaxonne avant même que le feu ait songé à passer au vert, est capable d’un sang-froid impressionnant pour s’attabler dans un Bouillon. Où les serveur·se·s à l’ancienne servent les classiques de la popote roborakif (terrine de campagne, quenelles de brochet, poulet rôti, spaghettis bolo…) en un temps record, pour moins d’un billet bleu. Du boulevard de Clichy jusqu’aux trottoirs de Montparnasse, en passant par la rue du Faubourg-Montmartre ou celle de la Grande-Truanderie, on ne compte plus les meutes de gobeur·se·s d’œufs mayo qui poireautent devant leurs grandes portes. Gardiennes d’une formule quasi-magique, ces brasseries d’un autre temps qui ont inventé la table en grand n’ont jamais autant eu la cote… boursière.
Assiettes à la pelle et produit d’appel
Boucher économe (ou radin, c’est selon) du 1er arrondissement, Baptiste-Adolphe Duval cherche, dans les années 1850, à écouler les bas morceaux dont ses classieux·ses client·e·s ne veulent pas. Ce fils de restaurateurs de l’Essonne a alors une idée : servir son bœuf… en bouillon. Voilà le menu sommaire de la première enseigne Duval ! Et très vite, l’argent coule à flots, rue de la Monnaie. Mais on y est un peu à l’étroit, et le boucher ouvre une deuxième adresse – bien plus grande celle-là. Seul problème : il est impossible de s’assurer que les noceur·se·s, qui viennent en masse, passent à la caisse. Le boss place donc à l’entrée un contrôleur, chargé de remettre à tou·te·s les client·e·s un menu en papier indiquant les prix, sur lesquels les serveur·se·s annotent directement la commande d’un coup de crayon. Pour sortir, il faut obligatoirement tendre la carte à l’employé·e chargé·e d’encaisser l’addition. De cette manière, chacun·e garde la main sur son portefeuille – les invité·e·s comme Duval. Une idée dont s’est inspiré le Bouillon Chartier, où l’on n’hésite pas à dresser la note à même la nappe…
« Ici, tout est beau, bon, pas cher », vantait déjà l’homme derrière le Bouillon Julien, Édouard Fournier, en 1906. Aujourd’hui encore, le montant des additions reste généralement plus bas que dans n’importe quel autre restaurant. Pour cela, une seule solution : faire du volume, sept jours sur sept, de midi à minuit. Pour Benjamin Moréel, le cofondateur du Petit Bouillon Pharamond, « il s’agit de trouver le juste milieu entre un bon turnover, un bon prix d’achat et de vente, sans lésiner sur la qualité ». Cocotte de coquillettes à 7,50 €, andouillette grillée à 11,50 €, steak charolais et frites sous la barre des 10 balles… Ne comptez pas plus d’une vingtaine d’euros le combo entrée-plat-dessert, à choisir sur une carte de brasserie longue comme un jour sans pain de viande – histoire d’en avoir pour tous les moods. Quant à l’immanquable œuf mayo, il remplit parfaitement son rôle de produit d’appel : « Le proposer à 1,90 €, analyse Benjamin Moréel, c’est presque ludique. Il y a ceux qui trouveront cool de manger pour moins de 20 euros et ceux qui, parce que c’est pas cher, seront dans la surenchère. »
Faire tourner les serviettes
Des petits prix, une carte populaire… et une sacrée rotation. « Contrairement à d’autres enseignes, on n’a que 140 places », reprend Benjamin Moréel. Alors pas question de traîner à la table du Petit Bouillon Pharamond où, passé 45 minutes, le déjeuner perd en rentabilité. D’autant que dehors, les estomacs grondent. « Dans un souci de fluidité, il n’est possible ni de réserver ni d’installer des tablées qui ne seraient pas au complet. » Aux Bouillons Pigalle et République, où il est possible de réserver depuis peu, on attend donc une ponctualité irréprochable de la part de tou·te·s les invité·e·s. Au risque, le cas contraire, de se rendre responsables d’une table « gelée ». Et ça, « aucun bouillon ne peut se le permettre ».
Sans volume, la formule perd donc de sa magie, les « économies d’échelle » dans le jargon. S’il ne peut pas compter, comme les anciens bouillons, sur ses propres centrales d’achat, une boulangerie industrielle ou une brûlerie dédiée, ses 700 couverts quotidiens (contre 1 800 pour le Bouillon Chartier) permettent tout de même au Pharamond d’acheter en gros et de « négocier directement ses prix ». Avec un ticket moyen de 18 €, quand le plus intime des bouillons parigots est complet, il génère donc un juteux chiffre d’affaires de 12 600 € par jour. De quoi faire rêver les restaurateur·rice·s en galère… qui s’alignent d’ailleurs de plus en plus sur ce modèle gagnant.
Et pour augmenter la mise, les nouvelles brasseries à gros volumes bouillonnent d’imagination : bar d’attente, salons privatisables, sandwichs et livres de recettes à embarquer… Les soluces ne manquent pas pour se payer l’expérience bouillon chez soi ou dans des conditions privilégiées, à l’image du « fast pass des compagnies aériennes » low cost. Une entorse à l’esprit d’accueil originel ? Pas forcément car, contrairement aux idées reçues, les bouillons n’étaient pas réservés qu’aux ouvrier·ère·s et pratiquaient même parfois des prix plus élevés que les cantines populaires. Comme quoi, certains mythes parisiens peuvent avoir la peau dure…
Rédactrice indé, Marianne Fougère rêve du jour où être à la fois autrice et cuisinière ne surprendra plus personne. Pour cet article, elle remercie l’historien Martin Bruegel pour ses précieuses recommandations.
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