15 h 34. Mon téléphone fait retentir son agaçant tintement. Sauf que cette fois, plutôt qu’une énième notification m’alertant qu’untel a aimé ma dernière photo de mapo tofu, c’est le message d’un informateur du genre houblonné qui s’affiche sur l’écran. « À 17 heures, Cantillon lancera une vente en ligne », me fait-il savoir. Tout·e passionné·e de lambic ou de gueuze sait que cette brasserie est légendaire, dans le monde de la bière. Et elle s’apprête à lâcher dans la nature 1 800 packs de six bouteilles de 75 cl aux étiquettes rétro typiques de la maison. Le prix ? 98 €. Une somme qui n’a pas de quoi décourager les client·e·s, vu la centaine de commentaires qui s’alignent sous le post Facebook de la vente flash. Ordinateur allumé et carte bleue prête à chauffer, je clique sur le précieux lien à l’heure annoncée.
Après quelques pénibles secondes, le temps que ma connexion qui rame charge la page, je me vois attribuer un numéro. Je suis le 6890e dans la queue virtuelle – j’apprendrai plus tard que cet après-midi-là, nous étions 25 000 à nous disputer les précieuses quilles. Sans surprise, je ne figure pas parmi les grand·e·s vainqueur·e·s du jour. La déception passée, je m’interroge : comment expliquer cet engouement pour des bières ? Qui sont tou·te·s ces acheteur·se·s derrière leur écran ? Que vont devenir ces bouteilles ? Et surtout, existe-t-il un autre moyen de se les procurer ?
Galvanisé par la descente de deux pils, je décide d’aller à la pêche aux informations… à la source, chez Cantillon. La brasserie belge étant à deux heures de train, l’échange a lieu par téléphone. Mon interlocuteur, Jean Van Roy, est l’actuel boss de cette petite entreprise que sa famille fait tourner depuis cinq générations. « Elle a été fondée en 1900 par mon arrière-grand-père Paul », me raconte le cinquantenaire à l’accent bruxellois chantant. Entreprise d’abord florissante, Cantillon, comme toutes les brasseries du coin, va connaître une crise au début des années 60. La production indus’ de gueuzes et de krieks ne laisse aucune chance aux acteurs artisanaux bruxellois, qui ferment les uns après les autres. Seule Cantillon survivra. Plus d’un siècle après sa création, Jean Van Roy continue d’y brasser du lambic, une bière réputée pour son acidité particulière et les levures indigènes qui lui donnent son caractère – et font sa rareté.
Et depuis environ trois ans, les créations de Cantillon sont l’objet de spéculations éthyliques. « On vient de m’envoyer la capture d’écran d’un site où on peut acheter mes bouteilles pour 1 200 € ! » me donne pour exemple Jean Van Roy. Il me transfère la photo, sur laquelle on voit l’un des packs vendus deux jours plus tôt. « Ce marché de la revente va totalement à l’encontre de notre philosophie, qui est de faire profiter les amateurs de nos produits à des prix accessibles », râle le brasseur, pris au dépourvu face à la violente hype de Cantillon, qui, avec 2 400 hectolitres produits annuellement (une goutte d’eau par rapport aux 25 millions d’hectolitres produits chaque année en Belgique), peine à répondre à la demande.
Les chevaliers du malt
Cette frénésie est le fruit de la « craft revolution » en marche depuis la fin des années 2000, un mouvement qui prend sa source de l’autre côté de l’Atlantique avec la naissance de nombreuses brasseries artisanales. Après le Canada et les États-Unis, les maisons indépendantes se sont mises à pousser sur le continent européen, portant aujourd’hui leur nombre à plus de 10 000. Rien qu’en France, ces brasseries sont passées de 700 à 2 000 entre 2015 et 2020. Et de cette vague est née une nouvelle espèce : les « beer geeks », comme ils et elles se nomment bien volontiers. Une clique hétéroclite au sein de laquelle je rencontre un certain Pablo Escobière – un pseudo, l’homme préférant rester discret.
Pablo bosse à la Défense le jour et sirote des lambics la nuit. « Je bois vraiment peu d’autres bières. Ce que j’aime, c’est leur côté funky et leur immense diversité. » Une obsession qui le conduit à Bruxelles tous les mois, « un peu comme un pèlerinage », confesse-t-il. Et de simple buveur, il est devenu en quelques années le parrain de la plupart des communautés européennes en ligne où les desperados discutent, échangent et s’adonnent à un mousseux business. Car comme tout produit d’enjaille contemporaine, l’explosion commerciale de la bière artisanale a engendré un marché parallèle.
« À la base, le groupe de trade français était là pour rendre service, pour échanger des bières entre passionnés. C’est la première communauté dont je suis devenu administrateur. Puis je me suis pris au jeu : j’ai participé à des tas de festivals et d’événements, dans lesquels je me suis fait des potes. Une chose en amenant une autre, je suis devenu admin du plus gros groupe européen », me raconte celui qui, en cas de brouille ou de litige, intervient et bannit les relous et arnaqueur·se·s de service.
À ma grande surprise, j’apprends que ces groupuscules de la binouze tiennent leur marché sur des plateformes tout ce qu’il y a de plus classique, comme Facebook et WhatsApp. Ces groupes d’initiés sont privés ou cachés. On y trouve presque exclusivement des hommes entre 30 et 50 ans, majoritairement nord-européens, s’exprimant uniquement en anglais. Leurs semblables américains irriguent le même genre de salons, plutôt dédiés à la stout (brassée à base de malt torréfié). Ainsi, de chaque côté de l’océan s’organisent deux systèmes, qui se rencontrent parfois pour échanger de la stout contre du lambic – et inversement. « Chez nous, ce sont surtout les produits américains qui s’achètent, car ils sont plus difficiles à trouver. Vient ensuite le lambic. Je dirais que la marque Cantillon représente à elle seule 15 % des échanges sur mes groupes, détaille Escobière. Certains mecs chopent des lambics au détriment de ceux qui aiment vraiment ça, rien que pour les échanger contre des stouts », ajoute-t-il.
Un juteux beersness
Moi qui ne suis qu’un buveur du dimanche, je plonge avec les explications de Pablo dans un microcosme fascinant bien éloigné de ma canette. Je commence à comprendre à quel point ce marché peut sembler pourri pour les véritables amateur·rice·s, mais surtout pour les brasseur·se·s qui ne sont plus maître·sse·s de leur distribution. Alors forcément, je veux pouvoir observer ces communautés de mes propres yeux. Mon guide m’explique que pour pouvoir entrer dans ces groupes, il faut être invité par un parrain qui jouera également le rôle de garant en cas de différend. « Sans ça tu te retrouves sur des sites d’enchères généralistes avec aucune garantie réelle sur les produits que tu vas acheter. » Bon, moi j’ai de la chance, j’ai Pablo !
Grâce à lui, j’intègre deux groupes WhatsApp secrets dont je n’ai pas le droit de révéler le nom. La première règle du beer club, c’est qu’on ne doit pas en parler – vous voyez l’idée ? Plus de 230 personnes participent à ces deux conversations (l’une pour discuter, l’autre pour vendre), où je vois passer des bouteilles toutes plus désirables les unes que les autres. Outre les Cantillon, dont une indécente « Soleil de Minuit 2015 » vendue 1 500 €, défilent devant moi une « Derivation 2015 » de la brasserie américaine Side Project (670 €) ou encore un jéroboam de « Kriek Pjassel 2017 » signé par les Belges de Bokke (775 €). Les posts sont brefs et parfois incompréhensibles pour le non-initié que je suis, composés de suites de chiffres et d’abréviations ésotériques.
Bien évidemment, ce business parallèle est tout sauf légal, puisque la vente d’alcool est une activité des plus réglementées, en France comme ailleurs. Mais pour contourner l’interdit, les solutions des traders en mousse ne manquent pas. Sur Facebook par exemple, où il est interdit de faire commerce sur ces groupes, certains prétendent vendre des canettes vides. « Moi, quand j’échange des bouteilles, je déclare à la douane que j’envoie de l’huile d’olive. Mais parfois, ce sont des boules à neige ou des tours Eiffel miniatures, ça dépend de mon humeur », me lâche un Pablo goguenard.
Mais pour d’autres, la revente de bières n’a rien d’un jeu, au grand dam d’une bonne partie de la communauté. « Il y a ce gars en Finlande qui poste une photo de lui à chaque fois qu’il en boit une, s’amuse Pablo. Mais on sait tous que c’est un flipper, comme on les appelle, quelqu’un qui achète et revend immédiatement pour se faire du pognon. C’est ce genre d’individu qui fait vraiment mal au milieu et que les brasseurs détestent, parce qu’il n’a aucun respect pour le produit. » Tous, heureusement, n’ont pas le même profil, comme je vais le découvrir en discutant avec plusieurs acheteurs réguliers. Robert, par exemple, est une figure française bien connue de la revente européenne. Un mec « comme il y en a peu sur le marché européen », rigole notre entremetteur.
À la source
Robert Flûte (pas un pseudo cette fois) ne pipote pas quand il s’agit de bière. Médecin de formation, ce quadra stéphanois est du genre à voir le verre à moitié plein, comme je le comprends très vite. « Je suis brasseur amateur. Je m’y suis mis il y a deux ans, avec un kit de brassage. Aujourd’hui, j’ai une cuve de 80 litres et je fais certains de mes vieillissements en fût », souligne-t-il avec entrain. La même passion l’amène régulièrement à acheter des quilles à des prix qui semblent un poil… disproportionnés. « La vente de Cantillon de la semaine dernière, tu vois le carnage que ça a été ? Quand tu suis ça et que tu n’y as pas accès, alors que ça a l’air super bon, qu’est-ce que tu fais ? Tu trouves d’autres manières de te les procurer. » Le moyen le plus simple ? Lâcher un gros billet dans le marché parallèle. « L’une des 75 cl les plus chères que j’ai achetées, c’est une Imperial Stout vieillie dans deux fûts différents, un de whisky et un de cognac. Side Project brasse cette bière pour un seul restaurant, à Saint-Louis. T’imagines comme c’est galère à avoir ! Mais franchement j’ai pris la tarte de ma vie. Bon, heureusement, vu que ça m’a coûté 900 €… »
Le journalisme étant bien moins lucratif que la médecine, j’ai vite abandonné tout espoir de pouvoir racheter un jour le pack loupé une semaine plus tôt. Amateur de destinations exotiques plus que de boursicotage, je prends alors un billet de train vers Bruxelles, histoire d’y noyer ma tristesse. Arrivé à bon port (c’est-à-dire à la gare du Midi), je me mets en route pour la brasserie Cantillon, à quelques centaines de mètres de là. J’y retrouve Jean, qui me fait faire le tour du proprio et m’invite ensuite à déguster l’une des précieuses bouteilles qui composaient le pack tant convoité. En partant, j’achète quelques quilles à 5,80 €, un prix bien loin de ce qui se monnaye sur les groupes que j’ai eu l’occasion d’infiltrer. « Nous, on n’a pas envie que notre bière soit un produit de luxe, me rappelle Jean. Elle l’est devenue à cause de la hype, mais ça n’a jamais été notre but. »
En posant la caisse de six à mes pieds, dans le train qui me ramène à Paris, je comprends désormais qu’elle ne contient pas de vulgaires bières belges à la mode. C’est l’histoire d’un lieu, d’une famille et d’un savoir-faire qui se trouve là-dedans. Alors certes, sur le marché noir, on peut tout revendre, mais on ne peut pas tout acheter – ni l’âme d’un flacon ni le sourire de celui qui le remplit, par exemple.
Glougloutophile sans peur et sans reproche (quoique), Florian Domergue traîne sa fourchette et son 5D partout où le devoir l’appelle. Il est également président du parti des opposants aux endives au jambon.
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.