« Dix millions d’habitants en banlieue, et aucun média qui ne leur était consacré. Comme s’il ne s’y passait rien qui mérite d’être raconté », se souvient Renaud Charles, dont le média en ligne Enlarge your Paris a soufflé ses dix bougies en 2023. « À l’époque de sa création, personne ne parlait de banlieue, et encore moins de restauration, aux banlieusards. Paris a toujours pris beaucoup de place, et ceux qui l’entouraient vivaient dans le FOMO (fear of missing out, ou la frustration de rater des événements, de « ne pas en être », ndlr), avec l’impression que tout se passait toujours dans la capitale, y compris au niveau de la gastronomie. » C’est le Covid, selon Renaud Charles, qui a marqué un tournant pour son projet et les périphéristes : « Les banlieusards eux-mêmes ont été poussés à redécouvrir leur coin et le Grand Paris. Notre audience a doublé et depuis, l’intérêt ne faiblit pas. Et les articles food cartonnent. »
Alors, l’outre-périph, toujours une « no-go zone » médiatique, y compris en ce qui concerne la cuisine ? Pantin, Montreuil, Saint-Ouen, Aubervilliers, Bobigny, Ivry, Vitry, Créteil, Montrouge, Neuilly, Clichy, Boulogne-Billancourt, Rueil-Malmaison… Les communes qui forment la petite couronne font désormais des apparitions discrètes dans les grands quotidiens français – moins dans les guides touristiques. Début 2023, soit cinquante ans après l’inauguration du boulevard périphérique, Le Monde publiait une liste de vingt adresses où s’attabler en Île-de-France pour moins de vingt euros, après avoir publié la même liste version intra-muros quelques mois plus tôt – elle contenait quant à elle cent adresses.
Un eldorado à creuser
Pour Waël Sghaier, réalisateur du documentaire Mon incroyable 93, qui racontait en 2015 la Seine-Saint-Denis comme peu semblaient alors vouloir la voir, la banlieue reste toutefois le parent pauvre de l’information capitale. « On m’a déjà dit que la banlieue au sens large était un sujet dont tout le monde se foutait et que j’allais avoir du mal à convaincre », précise-t-il. Manque de diversité au sein des rédactions, manque de temps pour sillonner un terrain extra-large, manque d’intérêt… Autant de raisons de ne pas couvrir un sujet qui offre pourtant de sacrées perspectives et un véritable lectorat. La preuve avec les comptes On manque quoi !? et ses 487 000 followers sur Instagram, PLBA Food (180 k), Paname a faim (396 k)… « Les créateurs de contenus sont nombreux à couvrir le Grand Paris, c’est un vrai marché à peine défriché. Les adresses proposées ne sont ni toutes des tables bistronomiques, ni toutes des kebabs : on est plutôt sur des restos sans prétention, ancrés dans leur quartier. Le ticket moyen est peut-être plus faible qu’à Paris, mais la clientèle plus régulière car vraiment locale. »
Fidèle, mais d’abord frileuse, d’après Alcidia Vulbeau, boss de la désormais incontournable Bonne Aventure à Saint-Ouen. « Malgré le prix de la Meilleure cave à manger du guide Fooding 2020, obtenu moins d’un an après notre ouverture, il nous a fallu du temps pour nous faire connaître et convaincre les locaux. La clientèle est peu habituée à une offre bistronomique et dans le quartier, ça détonne encore car il n’y a pas grand-chose de comparable. » Même son de cloche pour les deux anciens de Chatomat dans le 20e arrondissement parisien, Alice di Cagno et Victor Gaillard, désormais proprios d’Isolé à Montreuil. Si le duo ne regrette pas son choix (une terrasse plus un jardin, quasi impossible à Paris !), il note tout de même une certaine résistance : « On a dû revoir notre carte du soir, et retirer les assiettes à partager plus travaillées. Le midi on a une clientèle de bureau, alors que le soir, elle est plus locale et a eu besoin de plus de temps pour appréhender notre offre – tout simplement parce qu’elle n’est pas répandue dans le quartier. »
Les coups de pouce à l’installation de la part des territoires sont alors précieux pour les restaurateur·rices. En banlieue plus qu’ailleurs, les établissements publics territoriaux (EPT) jouent un rôle clé, mais méconnu, dans le développement économique local. Ces groupements de communes, organisés par département, proposent certains services (en fonction de leur budget) aux entrepreneur·es restaurateur·rices : l’EPT Paris Est Marne & Bois encadre par exemple les « bourses aux fonds de commerce » pour les entrepreneur·es en quête d’un local à prix maîtrisé, tandis que l’EPT Plaine Commune permet notamment un accès facilité à des prêts d’honneur – dont a bénéficié la cheffe de Bonne Aventure. « On oublie que tout se joue au niveau du territoire dans lequel on décide de s’installer, décrypte Alcidia Vulbeau. Ce qui explique aussi pourquoi ça bouge plus dans certaines villes du 93, ou dans certains départements. »
La cheffe originaire de Seine-Saint-Denis, qui vient d’ouvrir une deuxième adresse à Saint-Ouen (Café Jaune), est d’ailleurs loin de regretter son choix : « Il y a déjà tout et son contraire à Paris, alors pourquoi pas la banlieue ? Je me sens accompagnée et soutenue, parce que je n’y suis pas en compétition. » S’il existe, l’accompagnement en question semble toutefois inégal selon les villes et les EPT. Les aides ne sont pas assez clairement répertoriées, et le nerf de la guerre des restaurants reste le foncier et le rachat de fonds de commerce. Pour Alice di Cagno, l’acquisition de la maison où se niche Isolé est un coup de chance : « Avec un budget restreint, on ne souhaitait pas investir tout de suite. On a trouvé un compromis intéressant avec la location-gérance, suivie du rachat. Mais à Montreuil, les propriétaires de fonds de commerce voient très clairement la gentrification arriver et n’hésitent pas à gonfler leurs prix de manière indécente… Pire qu’à Paris ! »
Restaurants : gentrificateurs ou victimes ?
Pour la doctorante en sociologie Jiyoung Kim, qui mène l’une des rares thèses en cours sur la gentrification par la restauration (au sein de l’unité de recherche Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société, ou IDHES), tout dépend justement du type d’établissement et de cuisine dont on parle. La chercheuse analyse une offre dite de « restauration rapide gentrifiée » : « Une restauration à concept, avec un branding et un marketing appuyés, souvent développée par des entrepreneurs-investisseurs issus d’écoles de commerce, plus que par des chefs-entrepreneurs. » Soit des restos au concept facilement duplicable, peu importe le territoire – du moment qu’il est rentable. Dans ces adresses, les employé·es les moins qualifié·es sont généralement issu·es de ces mêmes territoires en voie de gentrification. Gentrification à laquelle ils participent donc, par besoin économique…
Les travaux de Jiyoung Kim portent sur le quartier du canal Saint-Martin, dans le 10e arrondissement, mais selon la sociologue, ces logiques de développement s’appliquent également à la petite couronne, où la multiplication des lieux de restauration (les halles Biltoki à Issy, Communale à Saint-Ouen tout récemment) laisse entrevoir une accentuation de la gentrification, déjà en cours avec la présence de cette fameuse « restauration rapide gentrifiée » proche de sièges d’entreprises internationales, d’écoles ou d’universités – comme le Campus Condorcet à Aubervilliers.
Une problématique qui risque encore de connaître des rebondissements avec les Jeux olympiques et paralympiques à Paris… ou en Île-de-France, plutôt. Le village olympique sera réparti sur trois communes extra-muros : Saint-Ouen, Saint-Denis et L’Île-Saint-Denis, qui accueilleront près de 15 000 athlètes entre le 26 juillet et le 8 septembre. À La Courneuve, devant le centre sportif qui héberge des terrains de foot, paddle et beach-volley, des panneaux évoquent des « accélérateurs d’histoire(s) ». Et le Stade de France, qui sera évidemment exploité, est situé dans le quartier de la Plaine Saint-Denis. Les Jeux olympiques et paralympiques s’invitent donc en banlieue, plus que jamais une extension de Paname. Mais pour Renaud Charles d’Enlarge your Paris, cette abolition des frontières est à double tranchant : « Les Jeux d’abord, puis le Grand Paris Express et ses quatre nouvelles lignes de métro d’ici 2030, sont une opportunité unique de repenser les frontières, d’investir les territoires de manière équitable, et de parler de banlieue autrement en intégrant les populations locales autour d’un projet commun. Avec les JO, on met un coup de projecteur international sur l’Île-de-France, qui a toujours été le garde-manger de Paris et sa réserve de main-d’œuvre. La BBC nous a d’ailleurs contactés à ce sujet. Les retombées peuvent donc être incroyables comme elles peuvent être inexistantes pour certains habitants. Or, chacun joue un rôle dans cette transformation du territoire, structures publiques comme commerçants. » Avec 16 millions de visiteurs attendus pour ces Jeux et les extensions des lignes 11 et 14 du métro, 2024 s’annonce comme une année charnière pour les restaurateur·rices – opportunistes pour certain·es, concerné·es pour d’autres. Mais qui raflera la mise du Grand Paris ?
Quand elle n’anime pas ses street food tours à La Chapelle, Jody Danasse boit des litres de chai en arpentant son 9-3 natal à la recherche de bonnes tables. Marketeuse dans la food, elle est aussi l’autrice (et l’illustratrice) d’À la table d’une famille tamoule, paru aux Éditions Alternatives.